La Petite Eglise en Grande Brière,Saint-Joachim, 10 mai 1988
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Les brumes exercent une douce et diffuse attraction. Boulfray invite à explorer les ombres. Avec les brumes, Boulfray déploie un nouveau lieu d'émergence du monde. Il est homme à capter la mouvance du processus et la force du pulsionnel. Il s'approche de l'atemporel, des "tâches aveugles". La disparition de la ligne de démarcation entre ciel et terre, entre ciel et mer, invite à "remettre les compteurs à zéro" dit-il, à faire "tabula rasa". Le plancher des vaches disparaît. Boulfray accepte de perdre pieds et de se laisser enseigner par la dissipation progressive du voile de l'invisible. L'œil du peintre des brumes donne existence à un monde inachevé, épuré. Les brumes de Boulfray révèlent la puissance créatrice de la pulsion scopique. Tel Tintoret soulève le voile de mystères restés insondables dans "Mars et Vénus surpris par Vulcain", Boulfray soulève le voile des brumes. Le regard
perd les points de rebond sur la ligne terrestre. L'engloutissement
de la ligne d'horizon invite à tâtonner sur notre ligne
originaire, points d'appui de l'expérience intérieure. Par simple cillement, l'œil de Boulfray enserre son sujet, le relie au désir. Quand la ligne terrestre disparaît, la désorientation nous emmène dans un espace en apesanteur, celui de l'élan créateur de la pulsion scopique. Des ombres fantomatiques jaillissent de la fusion des éléments. Elles sont l'écho de la fusion du bébé au sein du giron maternel ou de celle des amants. Les éléments aqueux microscopiques forment un voile opaque aux limites mouvantes. Ils opacifient le paysage tel les yeux inondés de larmes. Les diffusions atomiques des gouttelettes d'eau sont de densité fluctuante. La texture des brumes varie d'un moment à l'autre. Tantôt le voile se fait transparence. Tantôt une couche épaisse opacifie le chemin de recherche de la vérité. Les variétés, les contrastes se font l'écho de la diversité de la palette émotionnelle. Boulfray est maître dans l'art de scruter le lieu des origines. Avec les brumes, il nous enseigne que la vérité naît de l'aveuglement, de l'opacité, de l'invisible, des doutes, non de la réalité maîtrisée ou des évidences définitives. Il prend le risque de scruter les instants éphémères des lieux d'enfantement du monde. Il fait l'éloge des mystères du monde céleste dans le spectacle de la nature enfouie. Les brumes sont, de Boulfray, ce qui raconte le mieux que la véritable existence de l'homme se situe hors des évènements qu'ils soient techniques, politiques ou scientifiques. La véritable existence de l'humanité n'est pas évènementielle. Elle est atemporelle, en deçà des évènements. Dans la profondeur des brumes gît la réserve de la mémoire de l'humanité dans laquelle Boulfray puise avec constance, de manière acharnée. Il invite à resituer les évènements au rang du dérisoire, fondamentalement. Le marché de l'art fait parti de cet évènementiel où domine les stratégies de faire aimer telles œuvres ou tels peintres au détriment de suivre le guide des singulières vibrations intérieures. Le marché des dupes est de faire croire qu'il existe quelque chose là où l'on dévoile qu'au fond n'est rien. Pourtant ce rien n'est pas rien. Il est la source même de l'humanité. Boulfray parle comme il peint ou traite les objets comme des mots aux facettes multiples. Il enrichit le sens commun de chaque mot auquel il ajoute une poésie multifocale. La peinture de Boulfray est saturée de narrativité émotionnelle et sensitive. Les brumes traduisent la présence des esprits dans la matière. La subtilité des nuances de gris impose le silence dans l'estompage des couleurs. Boulfray torpille la couleur. Les brumes offrent des ponctuations dans son oeuvre. Elles sont silence ou chuchotement dans le phrasé musical aux toiles plus sonores telles les tauromachies qui percent l'espace comme des cris. Le silence des brumes crée un rythme dans son langage pictural. Le cri le plus violent est le combat de la vie contre la mort. Du linceul des brumes, des sujets colorés naissent sous la puissance de la pulsion scopique. La verticalité s'estompe au profit de formes colorées qui contrastent avec la dominante de gris. "Dans la fissure du béton l'intelligence d'un brin d'herbe me rassure" dit-il. Métaphore magnifique de la créativité qui émerge de la fissure non seulement du béton mais de celle de l'homme. L'inventivité fondamentale n'est pas celle des inventions scientifiques les plus géniales, elle est celle qui émerge de la fêlure et du manque jamais totalement sublimés. Boulfray ne traite pas les objets comme de simples objets, ni la langue comme de simples mots. Boulfray puise dans sa réserve de mémoire des mots auquel il donne vie en sonorités chantantes et en images concrètes. Il est homme à déployer la condensation du langage en lui ouvrant les portes de gestes simples, ceux des artisans de la quotidienneté rurale, fondamentale. Sa rigueur picturale s'incarne dans un processus de rites sacrés. L'urgence de peindre tend un fil depuis son enfance sans se rompre. Son rapport au langage suit le même fil tendu. Pour Boulfray, le mot "Bagnoles de l'Orne" se décline en souvenirs vécus dans la chanson qui raconte que "la bagnole n'est pas le tacot" et l'Orne rime avec l'orme, l'ormeau, arbre magnifique. Passage discret de la rivière à l'arbre. Chez Boulfray, l'arbre se dresse au rang du totem, sans être fétiche. La sève et le sang coulent. L'homme à l'image de son "Christ blanc" s'enracine dans un lieu où pensée, corps et bois s'entremêlent. Boulfray invente de multiples sillons de sens qui créent diverses nuances, inattendues. Les mots ne s'arriment pas au sens commun qui lui donnerait butée dans le contexte du moment. Avec Boulfray les mots papillonnent dans des sens variés, historiés, reliés à des rencontres, à des signes toujours. L'ancestral présent dans son invisibilité donne épaisseur aux vestiges colorés qui sortent des brumes de Boulfray. La vérité a raison sur l'exactitude. L'exactitude rétrécit le vaste espace d'humanité. La réduction des sentiments formatent la pensée en "un apprendre à connaître l'art" dans ses dimensions conventionnelles et académiques. Boulfray réfute ce cheminement-là. La peinture de Boulfray, les brumes tout particulièrement vont à contre courant, hors mode. L'éloge de l'opacité contraste profondément avec notre aire de télé-réalité et de culture de la transparence. Les jardins secrets sont menacés d'être abrasés par le culte des apparences, de l'immédiateté, de la consommation virtuelle, facile et illusoire. Par sa peinture, Boulfray cultive les jardins secrets aux nuances colorées infinies selon les âges et les émotions du moment. Il participe ainsi à rééquilibrer le socle sociétal qui encourage l'illusion du tout voir et du tout savoir… La vérité est ailleurs. Encore faut-il que les poètes, les peintres, les musiciens et les artisans authentiques déploient tranquillement leur vérité à demi dévoilée. "Touche cavalière" est de cette veine là. Les cavaliers qui font corps avec leur monture naissent du miroir de l'eau, fusionnant la réalité et son reflet, le monde réel et l'espace onirique. Du fond qui n'est que matière : eau et sable, se révèle le mouvement harmonieux du groupe de cavaliers. A perte de vue, le regard cherche appui sur le groupe. "Touche cavalière", adossée à l'art des brumes, révèle la puissance scopique dans le mystère du mirage. A la surface de l'eau, Boulfray saisit la puissance de la pulsion de créer le monde avec les yeux. Dilemme de devoir choisir. Voir ou toucher. Dans la dimension érotique de sa peinture, Boulfray touche avec les yeux. Dans ses tableaux, la part mystique transcende la pulsion sans en repousser ni son énergie ni sa violence vitale. L'essentiel
naît sur fond d'opacité en des lieux où
il ne s'agit pas de trouver mais de chercher sans cesse, les
lieux éphémères de la vie qui échappent.
Comme dit Boulfray "on nous prête la vie". Sa peinture
offre un moyen d'en saisir, par touches de poils, des instants où
les mirages s'ancrent, à chaque rencontre, dans la réalité.
Marie Libeau Manceau - 2012 |