Destructivités et mort

sources de renouveau dans l'expression picturale de Gérard Boulfray

 

Marie Libeau Manceau

 

Dans le jardin de Boulfray, le sombre ténébreux de la terre tend une toile de fond.
L'insouciance légère et sauvage des coquelicots côtoie la présence tranquille des pensées multicolores aux visages ouverts et aux yeux écarquillés.
Gérard Boulfray réussit la magie de révéler la brillance du terne et la luminosité de la pénombre.
La vie surgit de la mort, de la déconstruction, de la fermentation des idées, de l'oxydation, de la capacité de Boulfray à entrer en contact avec les éléments décomposés.
Ainsi offre-t-il, plus que des tableaux, une œuvre d'intégration des éléments menacés d'anéantissement.
Les coquelicots vibrent au souffle du vent et se dressent, surfant sur chaque mouvement éolien, léger comme un chuchotement. Leurs têtes rouge vif rayonnent d'autant que leur éclat se rehausse sur fond terrien sombre. Leur élégance fragile prend appui sur la petitesse généreuse de quelques pensées adossées à des pierres.
L'immuabilité minérale de la roche donne quelques touches de longévité dans le cycle saisonnier du jardin.
La lumière crue rayonne et éclaire les zones sombres de la terre. Les ciels sont absents de cette contemplation des fleurs du jardin de Boulfray. La pénombre terrienne fait écho à des ciels sombres, obscurcis et chargés d'orages imminents.
En empathie avec la texture chaotique de la nature, Boulfray cultive l'art de puiser la force vivante dans la destructivité obscure.
Dans son contact aimant des fleurs qui dévoile, au promeneur attentif, leur présence lumineuse, Boulfray n'oublie pas la germination jalonnée d'anéantissement et de mort, encore présents dans les coins éclatants de leur existence.
La transcendance picturale de Gérard Boulfray combat la chosification des éléments, la pétrification du vivant, la sidération de la pensée, la congélation des émotions.
Pour ce faire, il rentre en communion avec la vivance des choses et intègre, dans son contact intime, les forces destructrices de la nature, du temps, de la mort.
Son œuvre en tire une force fulgurante par cette vivance puisée au fond de destructivités et de mort.
Boulfray n'évite pas la mort. Il la côtoie, la saisit et la transmet dans sa dimension créatrice. Avec lui, la mortification offre de nouveaux états du vivant jusqu'alors inconnus.

L'érosion, l'éphémère, l'évanescent, la destructivité inspirent profondément le processus créatif de Gérard Boulfray. Ils en sont sa source et une des conditions de son renouvellement.
L'artiste emprunte le chemin créatif des décompositions :
Anneaux et ancre rouillés,
Sardinière fossilisée,
Brouette écrasée sous le poids des charges et sculptée par les nombreux chocs des rencontres besogneuses,
Chaussures éventrées du chemin parcouru par le paludier.
En saisissant ces états, dans une infinie attention, Boulfray rend hommage aux minuscules changements et capture la force colossale contenue dans ces transformations.
L'état délabré de la vieille brouette de maçon contient en elle les œuvres érigées et honorées par son existence et son usage. Elle prolonge la main de l'homme et sa pensée. Elle renouvelle l'expérience extraordinaire du premier jour où il se hisse sur ses deux pieds, prenant appui sur le sol pour s'élancer chancelant à la station debout. Equilibre fragile. Opération banale en apparence qui se répète chaque jour de sa vie. Elévations profondément inscrites dont la stabilité vacille au fil des années avec la survenue impromptue de quelques chutes.
La brouette témoigne de la présence créatrice de l'homme. Avec elle, Boulfray révèle la puissance de l'œuvre accomplie dans le délabrement de l'objet et du corps. Il transmet que la force vive s'accompagne d'une inévitable perte qui, à son tour, devient source, élan, moteur à la vivance créative.
En insufflant la dimension historique, Boulfray n'est pas un simple historien, il donne mémoire émotionnelle à ce qui pourrait être abandonné au cimetière des objets dont une partie de l'homme lui-même et de sa construction renouvelée. Boulfray met en forme les flux à l'état brut. Il témoigne des métamorphoses des matières au contact des éléments et du temps qui s'écoule. En s'engageant activement dans ces transformations, il les sublime en les fixant à même la peau. Surfaces tactiles de la toile qui retient les passages éphémères d'un geste à toujours réinventer.
Le vieillissement d'un objet contient sa jeunesse dans les traces qui le façonnent. Les sillons du temps n'effacent pas la jeunesse de l'objet. Ridules, rayures, surfaces flétries, peintures écaillées, patinées, témoignent des créations de son usage. Ainsi la partie jeune de son existence se trouve réaffirmée par les marques même de son délabrement. Il donne corps aux vécus, aux rencontres, à l'épaisseur du temps. Témoin des changements parcourus, Boulfray lutte contre la fascination de l'immuabilité et de la mort. Il intègre les forces contenues dans les disparitions et les pertes. Avec de délicates précautions, il révèle la beauté des corps abîmés, la force des fragilités et l'intelligence aigue parfois décapante des êtres fragiles. Sa peinture défend la diversité et les différences radicales. Elle déploie une palette de possibles riches et variés non totalisable. Dans sa tentative répétée et acharnée de dompter les éléments, Boulfray préserve leur hétérogénéité et privilégie l'inachevé. L'homogénéisation est plus redoutable que les menaces d'anéantissement et que la mort. Elle évacue les aspérités, les désordres, les doutes, les rébellions inhérentes aux mouvements créateurs.


"La brouette du maçon" condense une infinité de cette beauté-là.
Les coups brutaux du destin affirment l'existence d'un chemin laborieux et riche. Debout au milieu d'une surface vide, "la brouette" raconte la traversée d'une existence longue. Les quelques traces de peinture d'origine, écaillée, font d'elle une œuvre d'antiquité artisanale. Elle prolonge la force des hommes qui en ont fait usage. Elle prend en elle une partie des épreuves qu'ils ont traversé, se faisant témoin concret de leurs courages, de leurs fatigues, de leurs désarrois et de leur travail. Du ciment durci tapisse le fond de sa cuvette donnant ainsi représentation concrète au "tenir ensemble". Ciment des hommes, de leur désarticulation, de leur parole pour tenter de se relier, vainement. En donnant cohérence à la dispersion des éléments : sable, eau, graviers et ciment, Boulfray offre une métaphore de ce qui cimente la vie des hommes entre eux.
La brouette du maçon porte en elle les élévations architecturales qu'elle a accompagnées. Elle contient les lignes d'erres qu'elle a emprunté sur les chantiers ouvrant des espaces pour protéger l'homme des tempêtes, du trop froid ou du trop chaud. Métaphore du cocon maternel, l'habitat constitue notre premier lieu d'identité, de différenciation, de survie. A l'abri, il constitue un point à partir duquel nous pouvons partir à la découverte du monde.
La brouette de Boulfray rend hommage, dans les résonances intimes, à la vie des constructeurs, à la veine artisanale en chaque homme.
La dimension surréaliste n'en est pas absente. Trace inconsciente d'une généalogie du peintre Boulfray dans les courants picturaux des folles années. Brouette, corps de femme, jambes ouvertes. Ciment, sperme, matière première de vie. Huître ouverte au ciment laiteux, figé. Pays du sel. Eclat blanc. La lumière se reflète dans le blanc de l'œil, non dans le sombre de la pupille.
Grâce à sa porosité émotionnelle et sensitive, Gérard Boulfray aide à combattre la pensée totalitaire. Son regard se contextualise et varie selon les contacts. Son regard n'est jamais définitif comme la chose qu'il offre. Tâtonnant. Bégayant pour fuir les partitions lisses ou la ligne terrienne bitumée, pieds anesthésiés en appui sur un sol stérile.
Les œuvres appartiennent plus profondément, plus véridiquement à ceux qui participent à leur création qu'à ceux qui les achètent.
Les tableaux de Boulfray répètent inlassablement cette vérité magnifique. Il rend hommage aux processus de transformation et lutte contre la mort.
Coupé de ses racines, un arbre devient un objet mort. Coupé de son créateur, les tableaux de Boulfray affrontent, en partie, le risque de décomposition. La menace d'un retour à l'infini atomique, microscopique s'amplifie.
C'est loin dans cette décomposition que les forces vives de Boulfray témoignent de la complexité de l'existence et de l'humanité de l'homme.

 

Arbre et homme dans son écriture se font face dans cet état singulier des béances ouvertes. Métaphore magnifique de la décontenance, des blessures dans la mystérieuse perte du flux vital.
Malgré gangrène et entailles profondes du tronc, le bouleau se tient dressé et vertical. Il côtoie en miroir la signature rouge sang de Gérard Boulfray.
Les atteintes corporelles font œuvre de création magnifique. L'homme blessé est debout et créatif.

Tenir debout. Toiles ouvertes sur le monde intérieur à la limite du monde extérieur qui s'étend à perte de vue. Tels de nouveaux appuis, chaque tableau de Boulfray nous met en contact avec notre verticalisation. Pour Boulfray, présenter son œuvre, c'est réaffirmer notre condition fragile d'homme debout.
Avec la peinture de Boulfray, notre corps s'enveloppe d'une toile sur laquelle il devient possible de projeter nos rêves les plus fous et de réaffirmer notre existence face aux menaces d'anéantissement.

 

Un couple de pêcheurs émergent au loin dans la brume de l'étang de Sandun. Il nous plonge dans une rêverie printanière vert tendre. La brume, l'étang… L'eau s'étend partout. Une nébuleuse aquatique se fait l'écho de notre constitution même. Elle nous prolonge dans la profondeur de notre constitution liquide. Le corps liquide, la tête dans la brume légère. Corps en suspension. La présence tranquille des deux pêcheurs vivifie patience et attente. L'étendue temporelle s'accouple sous nos yeux à l'immensité spatiale. Un étirement doux hypertrophie nos émotions trop à l'étroit dans les espaces ratatinés et bruyants de notre quotidienneté.
Boulfray invite à écouter le silence dans cet espace loin de l'agitation du quotidien. La discrétion lisse des canards sauvages à la surface de l'eau immobile défie le tumulte des mouettes dansant au rythme fougueux de l'océan, à deux pas de Sandun. Cette étendue immense constitue un réservoir. Avec l'eau, source vitale et miroir de nos reflets, Boulfray ouvre un immense espace onirique dans la douce poésie de deux pêcheurs suspendus au bouchon de leur canne à pêche, reliés tous les deux dans l'attente paisible et portés par l'espoir.

 

Marie Libeau Manceau
Jeudi 27 juin 2013

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