
Dans
le jardin de Boulfray, le sombre ténébreux de la terre
tend une toile de fond.
L'insouciance légère et sauvage des coquelicots côtoie
la présence tranquille des pensées multicolores aux visages
ouverts et aux yeux écarquillés.
Gérard Boulfray réussit la magie de révéler
la brillance du terne et la luminosité de la pénombre.
La vie surgit de la mort, de la déconstruction, de la fermentation
des idées, de l'oxydation, de la capacité de Boulfray
à entrer en contact avec les éléments décomposés.
Ainsi offre-t-il, plus que des tableaux, une œuvre d'intégration
des éléments menacés d'anéantissement.
Les coquelicots vibrent au souffle du vent et se dressent, surfant sur
chaque mouvement éolien, léger comme un chuchotement.
Leurs têtes rouge vif rayonnent d'autant que leur éclat
se rehausse sur fond terrien sombre. Leur élégance fragile
prend appui sur la petitesse généreuse de quelques pensées
adossées à des pierres.
L'immuabilité minérale de la roche donne quelques touches
de longévité dans le cycle saisonnier du jardin.
La lumière crue rayonne et éclaire les zones sombres de
la terre. Les ciels sont absents de cette contemplation des fleurs du
jardin de Boulfray. La pénombre terrienne fait écho à
des ciels sombres, obscurcis et chargés d'orages imminents.
En empathie avec la texture chaotique de la nature, Boulfray cultive
l'art de puiser la force vivante dans la destructivité obscure.
Dans son contact aimant des fleurs qui dévoile, au promeneur
attentif, leur présence lumineuse, Boulfray n'oublie pas la germination
jalonnée d'anéantissement et de mort, encore présents
dans les coins éclatants de leur existence.
La transcendance picturale de Gérard Boulfray combat la chosification
des éléments, la pétrification du vivant, la sidération
de la pensée, la congélation des émotions.
Pour ce faire, il rentre en communion avec la vivance des choses et
intègre, dans son contact intime, les forces destructrices de
la nature, du temps, de la mort.
Son œuvre en tire une force fulgurante par cette vivance puisée
au fond de destructivités et de mort.
Boulfray n'évite pas la mort. Il la côtoie, la saisit et
la transmet dans sa dimension créatrice. Avec lui, la mortification
offre de nouveaux états du vivant jusqu'alors inconnus.
L'érosion,
l'éphémère, l'évanescent, la destructivité
inspirent profondément le processus créatif de Gérard
Boulfray. Ils en sont sa source et une des conditions de son renouvellement.
L'artiste emprunte le chemin créatif des décompositions
:
Anneaux et ancre rouillés,
Sardinière fossilisée,
Brouette écrasée sous le poids des charges et sculptée
par les nombreux chocs des rencontres besogneuses,
Chaussures éventrées du chemin parcouru par le paludier.
En saisissant ces états, dans une infinie attention, Boulfray
rend hommage aux minuscules changements et capture la force colossale
contenue dans ces transformations.
L'état délabré de la vieille brouette de maçon
contient en elle les œuvres érigées et honorées
par son existence et son usage. Elle prolonge la main de l'homme et
sa pensée. Elle renouvelle l'expérience extraordinaire
du premier jour où il se hisse sur ses deux pieds, prenant appui
sur le sol pour s'élancer chancelant à la station debout.
Equilibre fragile. Opération banale en apparence qui se répète
chaque jour de sa vie. Elévations profondément inscrites
dont la stabilité vacille au fil des années avec la survenue
impromptue de quelques chutes.
La brouette témoigne de la présence créatrice de
l'homme. Avec elle, Boulfray révèle la puissance de l'œuvre
accomplie dans le délabrement de l'objet et du corps. Il transmet
que la force vive s'accompagne d'une inévitable perte qui, à
son tour, devient source, élan, moteur à la vivance créative.
En insufflant la dimension historique, Boulfray n'est pas un simple
historien, il donne mémoire émotionnelle à ce qui
pourrait être abandonné au cimetière des objets
dont une partie de l'homme lui-même et de sa construction renouvelée.
Boulfray met en forme les flux à l'état brut. Il témoigne
des métamorphoses des matières au contact des éléments
et du temps qui s'écoule. En s'engageant activement dans ces
transformations, il les sublime en les fixant à même la
peau. Surfaces tactiles de la toile qui retient les passages éphémères
d'un geste à toujours réinventer.
Le vieillissement d'un objet contient sa jeunesse dans les traces qui
le façonnent. Les sillons du temps n'effacent pas la jeunesse
de l'objet. Ridules, rayures, surfaces flétries, peintures écaillées,
patinées, témoignent des créations de son usage.
Ainsi la partie jeune de son existence se trouve réaffirmée
par les marques même de son délabrement. Il donne corps
aux vécus, aux rencontres, à l'épaisseur du temps.
Témoin des changements parcourus, Boulfray lutte contre la fascination
de l'immuabilité et de la mort. Il intègre les forces
contenues dans les disparitions et les pertes. Avec de délicates
précautions, il révèle la beauté des corps
abîmés, la force des fragilités et l'intelligence
aigue parfois décapante des êtres fragiles. Sa peinture
défend la diversité et les différences radicales.
Elle déploie une palette de possibles riches et variés
non totalisable. Dans sa tentative répétée et acharnée
de dompter les éléments, Boulfray préserve leur
hétérogénéité et privilégie
l'inachevé. L'homogénéisation est plus redoutable
que les menaces d'anéantissement et que la mort. Elle évacue
les aspérités, les désordres, les doutes, les rébellions
inhérentes aux mouvements créateurs.

"La
brouette du maçon" condense une infinité
de cette beauté-là.
Les coups brutaux du destin affirment l'existence d'un chemin laborieux
et riche. Debout au milieu d'une surface vide, "la brouette"
raconte la traversée d'une existence longue. Les quelques traces
de peinture d'origine, écaillée, font d'elle une œuvre
d'antiquité artisanale. Elle prolonge la force des hommes qui
en ont fait usage. Elle prend en elle une partie des épreuves
qu'ils ont traversé, se faisant témoin concret de leurs
courages, de leurs fatigues, de leurs désarrois et de leur travail.
Du ciment durci tapisse le fond de sa cuvette donnant ainsi représentation
concrète au "tenir ensemble". Ciment des hommes, de
leur désarticulation, de leur parole pour tenter de se relier,
vainement. En donnant cohérence à la dispersion des éléments
: sable, eau, graviers et ciment, Boulfray offre une métaphore
de ce qui cimente la vie des hommes entre eux.
La brouette du maçon porte en elle les élévations
architecturales qu'elle a accompagnées. Elle contient les lignes
d'erres qu'elle a emprunté sur les chantiers ouvrant des espaces
pour protéger l'homme des tempêtes, du trop froid ou du
trop chaud. Métaphore du cocon maternel, l'habitat constitue
notre premier lieu d'identité, de différenciation, de
survie. A l'abri, il constitue un point à partir duquel nous
pouvons partir à la découverte du monde.
La brouette de Boulfray rend hommage, dans les résonances intimes,
à la vie des constructeurs, à la veine artisanale en chaque
homme.
La dimension surréaliste n'en est pas absente. Trace inconsciente
d'une généalogie du peintre Boulfray dans les courants
picturaux des folles années. Brouette, corps de femme, jambes
ouvertes. Ciment, sperme, matière première de vie. Huître
ouverte au ciment laiteux, figé. Pays du sel. Eclat blanc. La
lumière se reflète dans le blanc de l'œil, non dans
le sombre de la pupille.
Grâce à sa porosité émotionnelle et sensitive,
Gérard Boulfray aide à combattre la pensée totalitaire.
Son regard se contextualise et varie selon les contacts. Son regard
n'est jamais définitif comme la chose qu'il offre. Tâtonnant.
Bégayant pour fuir les partitions lisses ou la ligne terrienne
bitumée, pieds anesthésiés en appui sur un sol
stérile.
Les œuvres appartiennent plus profondément, plus véridiquement
à ceux qui participent à leur création qu'à
ceux qui les achètent.
Les tableaux de Boulfray répètent inlassablement cette
vérité magnifique. Il rend hommage aux processus de transformation
et lutte contre la mort.
Coupé de ses racines, un arbre devient un objet mort. Coupé
de son créateur, les tableaux de Boulfray affrontent, en partie,
le risque de décomposition. La menace d'un retour à l'infini
atomique, microscopique s'amplifie.
C'est loin dans cette décomposition que les forces vives de Boulfray
témoignent de la complexité de l'existence et de l'humanité
de l'homme.

Arbre et homme dans
son écriture se font face dans cet état singulier des
béances ouvertes. Métaphore magnifique de la décontenance,
des blessures dans la mystérieuse perte du flux vital.
Malgré gangrène et entailles profondes du tronc, le bouleau
se tient dressé et vertical. Il côtoie en miroir la signature
rouge sang de Gérard Boulfray.
Les atteintes corporelles font œuvre de création magnifique.
L'homme blessé est debout et créatif.
Tenir debout. Toiles
ouvertes sur le monde intérieur à la limite du monde extérieur
qui s'étend à perte de vue. Tels de nouveaux appuis, chaque
tableau de Boulfray nous met en contact avec notre verticalisation.
Pour Boulfray, présenter son œuvre, c'est réaffirmer
notre condition fragile d'homme debout.
Avec la peinture de Boulfray, notre corps s'enveloppe d'une toile sur
laquelle il devient possible de projeter nos rêves les plus fous
et de réaffirmer notre existence face aux menaces d'anéantissement.

Un couple de pêcheurs
émergent au loin dans la brume de l'étang de Sandun. Il
nous plonge dans une rêverie printanière vert tendre. La
brume, l'étang… L'eau s'étend partout. Une nébuleuse
aquatique se fait l'écho de notre constitution même. Elle
nous prolonge dans la profondeur de notre constitution liquide. Le corps
liquide, la tête dans la brume légère. Corps en
suspension. La présence tranquille des deux pêcheurs vivifie
patience et attente. L'étendue temporelle s'accouple sous nos
yeux à l'immensité spatiale. Un étirement doux
hypertrophie nos émotions trop à l'étroit dans
les espaces ratatinés et bruyants de notre quotidienneté.
Boulfray invite à écouter le silence dans cet espace loin
de l'agitation du quotidien. La discrétion lisse des canards
sauvages à la surface de l'eau immobile défie le tumulte
des mouettes dansant au rythme fougueux de l'océan, à
deux pas de Sandun. Cette étendue immense constitue un réservoir.
Avec l'eau, source vitale et miroir de nos reflets, Boulfray ouvre un
immense espace onirique dans la douce poésie de deux pêcheurs
suspendus au bouchon de leur canne à pêche, reliés
tous les deux dans l'attente paisible et portés par l'espoir.
Marie
Libeau Manceau
Jeudi 27 juin 2013