Une école bienveillante ?

Claude BRILLANT - novembre 2014

 

Quelques jours après sa nomination, l'actuelle ministre de l'Éducation Nationale a fait connaître les orientations qu'elle envisage et qui se rassemblent dans la formule qui va retenir notre attention: rendre l'école bienveillante.
L'annonce a été relayée dans les médias sur un ton approbateur, comme on reçoit une bonne nouvelle. Cette visée semble aller de soi, convenir à l'état actuel de notre école et mettre fin à une déplaisante tradition qui faisait de la scolarité une épreuve pénible en raison d'un mélange d'injustice, d'incompréhension et même de cruauté à l'égard des élèves.
Si l'accueil de cette orientation a été si complaisant c'est en raison d'un accord tacite préalable, d'un présupposé fortement établi en défaveur de l'école ressentie comme « malveillante ».
Cette déclaration formulée au niveau supérieur de la responsabilité politique (cela fait toute la différence avec ce qui s'écrit dans un « courrier des lecteurs ») nous offre l'opportunité de mesurer la distance que nous sommes en train de prendre par rapport à nos représentations jusque là bien établies du rôle de l'école.
L'observateur de l'histoire de l'école moderne est d'abord surpris par la profonde nouveauté que porte un tel énoncé si on le compare aux habituelles « réformes » telles qu'elles sont mises en mot à chaque occasion.
Ces dernières impliquaient des transformations touchant à des contenus (programmes à corriger, introduction de nouvelles disciplines) ou encore au cursus des élèves (critères d'admission à un niveau supérieur, modalités de sélection ou de certification). Elles pouvaient porter sur des finalités plus générales, par exemple sur la réduction de l'échec scolaire ou l'égalisation des chances de réussite. Si idéalistes qu'elles puissent paraître, de telles réformes n'ont jamais semblé extérieures à la vocation de l'école.
Des demandes plus récentes faites à l'école comme celle de mieux adapter la formation scolaire à l'emploi ou de favoriser l'essor économique du pays ont provoqué des doutes et des désaccords. Mais on reste tout de même, puisque cela peut justement « se discuter », dans le domaine de ce qui est recevable.
Le souci de bienveillance mis au rang de programme prioritaire, nous fait quitter ce terrain pour aborder une zone que l'on peut caractériser par l'inconsistance et même la dé-réalisation.

Ensuite un rapprochement s'impose avec le terme de « bien-traitance » qui prétend définir la nouvelle façon de soigner. A ceux qui travaillent dans ce champ, serait-il reproché implicitement d'avoir maltraité jusqu'à maintenant? Profitons de notre élan pour interroger cette contagion contemporaine dans la manière de nommer les pratiques sociales et singulièrement par cette curieuse terminaison sonore: « ance ». Nul ne peut ignorer le succès de la gouvernance en remplacement du pouvoir, de la direction, ainsi que de la « repentance » qui n'invite la plupart du temps qu'à une expression complaisante là où une pensée historique un peu ferme devait prévaloir.
« Les mots en « ment » mentent » disait Lacan en fournissant parait-il les exemples suivants: le gouvernement, le parlement. Il nous invite aux jeux éventuellement drôles du signifiant: « le gouvernemanman, le parlemanman ». La touche musicale qui achève notre bienveillance ou notre bientraitance ou la gouvernance promet d'être aussi suggestive. Ce suffixe édulcorant ne vise-t-il pas, s'agissant de gouverner, d'exercer le pouvoir, à gommer l'autorité et la dissymétrie des places? Un son qui adoucit la vie, calme les irritations, une crème bienfaisante et surtout émolliente (qui a pour effet d'amollir et de relâcher les tissus enflammés – dictionnaire Robert); telle est la proposition du nov-linguiste pour faire passer la pilule.

Nous sommes obligés maintenant de rechercher la nature des opérations recherchées par l'instauration d'une école bienveillante.
Dans une première approche, il n'est pas nécessaire d'aller loin et il suffit de recueillir l'ensemble des griefs exprimés à l'égard de l'institution scolaire depuis cinq décennies.
D'abord l'accusation de coercition, d'excès de discipline bien contenue dans l'image de « l'école-caserne » familière aux années 1970. Ensuite le reproche de perpétuer l'injustice, l'inégalité, de se faire l'instrument docile de la transmission des privilèges de classes et de castes. Plus récemment on taxe l'école de passéisme, d'entrave à la modernisation de la société et des esprits; trop de Princesse de Clèves et pas assez de machines numériques dans les classes...
Les méfaits de l'école ne s'arrêtent pas là et la révolution bienveillante promise prend toute sa valeur dès que l'on examine le nouveau statut de l'élève placé en victime.
Prenons de la perspective en évoquant la considération qui entourait l'école traditionnelle en raison des bienfaits qu'elle accordait. En devenant élève de l'école laïque, obligatoire et gratuite l'enfant était nettoyé des obscurantismes, accédait aux meilleures connaissances et se fortifiait en vue de l'exercice de ses droits civiques. L'école n'était pas que libératrice, elle conférait une dignité sociale.
Ce rappel est indispensable à quiconque veut prendre la mesure du quasi-retournement qui installe l'enfant contemporain en position de victime de l'école.
A l'école, affirme-t-on, les enfants subissent des injustices. Présumés égaux à leur arrivée, ils sont rapidement sélectionnés, classés, orientés.
Ensuite, enrôlés dans la masse, éduqués collectivement, ils ont à renoncer à leur « personnalité ». L'école est parfois comparée à un moule, on dit aussi qu'elle clone ou qu'elle formate en négligeant le riche potentiel pré-existant.
Plus grave encore la privation de bonheur qu'elle inflige. L'enfance étant un monde de liberté, de plaisir de spontanéité, devenir élève aboutit à un rétrécissement de la joie de vivre.
Le réquisitoire est sévère, mais il est la conséquence d'un déplacement considérable du statut accordé à l'enfant dans nos sociétés modernes. Mis au centre, de la famille d'abord, des préoccupations sociales et politiques ensuite, et surtout pour ce qui nous intéresse ici, « au centre du système éducatif » pour reprendre la formule devenue célèbre, nous le retrouvons comme victime.
Étrange trajectoire qui débute dans les ambitions les plus hautes et s'achève en un point où on se trouve réduit à la recommandation de bienveillance en guise de finalité pour l'école.
Ce qui se trouve perdu dans la trajectoire c'est le sens même de l'éducation en tant que forçage nécessaire pour faire de l 'homme et notamment de l'homme social à partir de l'enfant. Dans nos sociétés occidentales, l'école tient une place à la fois indispensable et prioritaire dans cette opération; à côté de la famille et parfois en suppléance de celle-ci. Elle est préposée à cette forme d'initiation (au sens où il est question des rites d'initiation ou de passage dans certaines communautés). Si l'on admet le caractère inéluctable de cette opération, le mot « bienveillance » est dépouillé de toute signification. Du côté de l'élève, la victimation n'a pas plus de sens puisque les enfants sont voués à traverser la scolarisation en tant qu'épreuve. Soulignons en passant, à propos d'épreuves, qu'elles sont de moins en moins nombreuses à se présenter sur le chemin éducatif.
Supprimer la persistance d'épreuves que constitue l'école, sous prétexte de bienveillance, n'aurait sans doute pour effet que de retarder encore plus l'accès à la maturité. Rappelons que la période de scolarisation, dans notre pays, est très longue. Débutant presque toujours à trois ans, elle se prolonge le plus fréquemment jusqu'à l'âge de la majorité et souvent bien au-delà.
Ce constat devrait plutôt inciter à rechercher dans la formation scolaire le moyen le plus efficace pour construire le sens de la responsabilité.

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