Quelques
jours après sa nomination, l'actuelle ministre de l'Éducation
Nationale a fait connaître les orientations qu'elle envisage et
qui se rassemblent dans la formule qui va retenir notre attention: rendre
l'école bienveillante.
L'annonce a été relayée dans les médias
sur un ton approbateur, comme on reçoit une bonne nouvelle. Cette
visée semble aller de soi, convenir à l'état actuel
de notre école et mettre fin à une déplaisante
tradition qui faisait de la scolarité une épreuve pénible
en raison d'un mélange d'injustice, d'incompréhension
et même de cruauté à l'égard des élèves.
Si l'accueil de cette orientation a été si complaisant
c'est en raison d'un accord tacite préalable, d'un présupposé
fortement établi en défaveur de l'école ressentie
comme « malveillante ».
Cette déclaration formulée au niveau supérieur
de la responsabilité politique (cela fait toute la différence
avec ce qui s'écrit dans un « courrier des lecteurs »)
nous offre l'opportunité de mesurer la distance que nous sommes
en train de prendre par rapport à nos représentations
jusque là bien établies du rôle de l'école.
L'observateur de l'histoire de l'école moderne est d'abord surpris
par la profonde nouveauté que porte un tel énoncé
si on le compare aux habituelles « réformes » telles
qu'elles sont mises en mot à chaque occasion.
Ces dernières impliquaient des transformations touchant à
des contenus (programmes à corriger, introduction de nouvelles
disciplines) ou encore au cursus des élèves (critères
d'admission à un niveau supérieur, modalités de
sélection ou de certification). Elles pouvaient porter sur des
finalités plus générales, par exemple sur la réduction
de l'échec scolaire ou l'égalisation des chances de réussite.
Si idéalistes qu'elles puissent paraître, de telles réformes
n'ont jamais semblé extérieures à la vocation de
l'école.
Des demandes plus récentes faites à l'école comme
celle de mieux adapter la formation scolaire à l'emploi ou de
favoriser l'essor économique du pays ont provoqué des
doutes et des désaccords. Mais on reste tout de même, puisque
cela peut justement « se discuter », dans le domaine de
ce qui est recevable.
Le souci de bienveillance mis au rang de programme prioritaire, nous
fait quitter ce terrain pour aborder une zone que l'on peut caractériser
par l'inconsistance et même la dé-réalisation.
Ensuite
un rapprochement s'impose avec le terme de « bien-traitance »
qui prétend définir la nouvelle façon de soigner.
A ceux qui travaillent dans ce champ, serait-il reproché implicitement
d'avoir maltraité jusqu'à maintenant? Profitons de notre
élan pour interroger cette contagion contemporaine dans la manière
de nommer les pratiques sociales et singulièrement par cette
curieuse terminaison sonore: « ance ». Nul ne peut ignorer
le succès de la gouvernance en remplacement du pouvoir, de la
direction, ainsi que de la « repentance » qui n'invite la
plupart du temps qu'à une expression complaisante là où
une pensée historique un peu ferme devait prévaloir.
« Les mots en « ment » mentent » disait Lacan
en fournissant parait-il les exemples suivants: le gouvernement, le
parlement. Il nous invite aux jeux éventuellement drôles
du signifiant: « le gouvernemanman, le parlemanman ». La
touche musicale qui achève notre bienveillance ou notre bientraitance
ou la gouvernance promet d'être aussi suggestive. Ce suffixe édulcorant
ne vise-t-il pas, s'agissant de gouverner, d'exercer le pouvoir, à
gommer l'autorité et la dissymétrie des places? Un son
qui adoucit la vie, calme les irritations, une crème bienfaisante
et surtout émolliente (qui a pour effet d'amollir et de relâcher
les tissus enflammés – dictionnaire Robert); telle est
la proposition du nov-linguiste pour faire passer la pilule.
Nous sommes
obligés maintenant de rechercher la nature des opérations
recherchées par l'instauration d'une école bienveillante.
Dans une première approche, il n'est pas nécessaire d'aller
loin et il suffit de recueillir l'ensemble des griefs exprimés
à l'égard de l'institution scolaire depuis cinq décennies.
D'abord l'accusation de coercition, d'excès de discipline bien
contenue dans l'image de « l'école-caserne » familière
aux années 1970. Ensuite le reproche de perpétuer l'injustice,
l'inégalité, de se faire l'instrument docile de la transmission
des privilèges de classes et de castes. Plus récemment
on taxe l'école de passéisme, d'entrave à la modernisation
de la société et des esprits; trop de Princesse de Clèves
et pas assez de machines numériques dans les classes...
Les méfaits de l'école ne s'arrêtent pas là
et la révolution bienveillante promise prend toute sa valeur
dès que l'on examine le nouveau statut de l'élève
placé en victime.
Prenons de la perspective en évoquant la considération
qui entourait l'école traditionnelle en raison des bienfaits
qu'elle accordait. En devenant élève de l'école
laïque, obligatoire et gratuite l'enfant était nettoyé
des obscurantismes, accédait aux meilleures connaissances et
se fortifiait en vue de l'exercice de ses droits civiques. L'école
n'était pas que libératrice, elle conférait une
dignité sociale.
Ce rappel est indispensable à quiconque veut prendre la mesure
du quasi-retournement qui installe l'enfant contemporain en position
de victime de l'école.
A l'école, affirme-t-on, les enfants subissent des injustices.
Présumés égaux à leur arrivée, ils
sont rapidement sélectionnés, classés, orientés.
Ensuite, enrôlés dans la masse, éduqués collectivement,
ils ont à renoncer à leur « personnalité
». L'école est parfois comparée à un moule,
on dit aussi qu'elle clone ou qu'elle formate en négligeant le
riche potentiel pré-existant.
Plus grave encore la privation de bonheur qu'elle inflige. L'enfance
étant un monde de liberté, de plaisir de spontanéité,
devenir élève aboutit à un rétrécissement
de la joie de vivre.
Le réquisitoire est sévère, mais il est la conséquence
d'un déplacement considérable du statut accordé
à l'enfant dans nos sociétés modernes. Mis au centre,
de la famille d'abord, des préoccupations sociales et politiques
ensuite, et surtout pour ce qui nous intéresse ici, « au
centre du système éducatif » pour reprendre la formule
devenue célèbre, nous le retrouvons comme victime.
Étrange trajectoire qui débute dans les ambitions les
plus hautes et s'achève en un point où on se trouve réduit
à la recommandation de bienveillance en guise de finalité
pour l'école.
Ce qui se trouve perdu dans la trajectoire c'est le sens même
de l'éducation en tant que forçage nécessaire pour
faire de l 'homme et notamment de l'homme social à partir de
l'enfant. Dans nos sociétés occidentales, l'école
tient une place à la fois indispensable et prioritaire dans cette
opération; à côté de la famille et parfois
en suppléance de celle-ci. Elle est préposée à
cette forme d'initiation (au sens où il est question des rites
d'initiation ou de passage dans certaines communautés). Si l'on
admet le caractère inéluctable de cette opération,
le mot « bienveillance » est dépouillé de
toute signification. Du côté de l'élève,
la victimation n'a pas plus de sens puisque les enfants sont voués
à traverser la scolarisation en tant qu'épreuve. Soulignons
en passant, à propos d'épreuves, qu'elles sont de moins
en moins nombreuses à se présenter sur le chemin éducatif.
Supprimer la persistance d'épreuves que constitue l'école,
sous prétexte de bienveillance, n'aurait sans doute pour effet
que de retarder encore plus l'accès à la maturité.
Rappelons que la période de scolarisation, dans notre pays, est
très longue. Débutant presque toujours à trois
ans, elle se prolonge le plus fréquemment jusqu'à l'âge
de la majorité et souvent bien au-delà.
Ce constat devrait plutôt inciter à rechercher dans la
formation scolaire le moyen le plus efficace pour construire le sens
de la responsabilité.