De l' institution à l'émergence de la parole

Introduction de Denis Lecointre, instituteur spécialisé,

autour de la question "des artifices symboliques nécessaires à la construction du sujet" - juin 2012


L'Institution et les institutions

Tout d’abord le singulier et le pluriel font résonner une première distinction. L’Institution serait à l'origine des institutions.

- L' Institution

(dans le sens d'établissement bien que les deux termes ne se recouvrent pas totalement)
[On peu distinguer la nuance entre ce qui est établit, fixé de manière stable dans un lieu choisi, et ce qui est institué, fondé durablement]

L'Institution, donc, peut être déterminée :

- comme un espace matériel définissant des lieux hiérarchisés : espaces de circulation, lieux collectifs, lieux protégés, limites et contenants, lieux symboliques, lieux dédiés ...

- comme un cadre administratif : IME, école, hôpital, gendarmerie ...

- comme une temporisation par les A R : w e – semaine, vacances jours, fériés ...

- comme le déterminant de fonctions et de hiérarchies : agent d'entretien, directeur, éducateur, chef de service, psychologue, instituteur, famille d'accueil ...

Elle est donc un cadre dans lequel vont pouvoir s'établir les institutions.

- Les institutions

Fernand Oury définit les institutions comme " l'ensemble des règles qui permet de définir ce qui se fait et ne se fait pas en tel lieu, à tel moment".Elles organisent l'Institution et orientent sa finalité. Ce sont les institutions qui vont permettre à l'école d'être un espace d'apprentissage et à l'hôpital un lieu de soin. En changeant les institutions d'une Institution, on peut modifier sa finalité jusqu'à en changer, complètement parfois, sa destination.

Voici deux situations qui, à mon sens, peuvent illustrer ce propos.

La première situation est celle de l'ANPE, devenue Pôle Emploi, qui est passée, par la modification de ses institutions et des "protocoles", d'une fonction de soutien et d'aide aux personnes à la recherche d'un emploi à une fonction d'orientation et de contrôle des chômeurs pouvant aller jusqu'à la sanction ultime : la radiation.

La seconde situation, qui nous touche de plus près, est la tentative d'instituer les "internements psychiatriques" transformant le soin psychiatrique en "machine à réduire" des risques supposés de dangerosité d'un malade.

Les institutions mises en place vont donc déterminer les finalités et les orientations des Institutions (établissements) dans lesquelles elles sont mises en place. La psychothérapie institutionnelle s'appuie sur le constat que ce sont les situations institutionnelles qui concentrent la problématique psychique et sociale quotidienne de l'être humain, d'où l'idée simple et structurante de considérer les Institutions (établissements) elles-mêmes comme des lieux psychiques et de mettre en place des institutions permettant d'utiliser ces lieux psychiques comme lieux de soin recherchant l'émergence de la parole pour que le sujet advienne.

La pédagogie et la psychothérapie institutionnelles ont la détermination de faire de nos Institutions (établissements) des lieux de vie servant la finalité pour laquelle elles sont mises en place. Chacune de ces Institutions (établissement) conserve toute sa spécificité (éduquer, enseigner, former, produire ou servir), en intégrant le contexte réel et ordinaire des professionnels et des usagers.
Elles nous apprennent que des lieux, des limites, des lois, partagés permettent un langage commun, que l'intelligence se porte mieux en sécurité, que le désir, paradoxalement, tient à la loi.

Comme le dit Jean Oury," la psychothérapie et la pédagogie institutionnelles, c'est la même chose". En effet, soigner son psychisme et sa pensée, c'est soigner aussi son quotidien."

 

Des institutions à la place du sujet au Centre de Guénouvry

 

Pour Lacan : “L’individuel n’est pas le subjectif. Le sujet n’est pas l’individu, n’est pas au niveau de l’individu. Ce qui est individuel, c’est un corps, c’est un moi. L’effet sujet qui s’y produit, et qui en dérange les fonctions, est articulé à l’Autre, le grand. C’est ce qu’on appelle le collectif ou le social.” (1952)

Au premier rang des institutions du Centre de Guénouvry, il y a le Conseil des Enfants et les informations du matin. En quoi ces institutions, vieilles de trente huit ans et dont la forme se modifie sans cesse au cours du temps, sont elles fondatrices de l'émergence de la parole et du sujet ?

Les "infos du matin" comme le conseil des enfants s'appuient sur trois principes de base de la psychanalyse : la reconnaissance de l'inconscient, l'association libre et le travail à partir du transfert.
Dans ces instances, l'attitude des adultes est définie par l'abstention de jugement moral ou d'existence de ce qui est dit sans pour autant qu'il y ait de retrait d'implication physique ou psychique de celui-ci.

Cela seul ne permet pas à l'enfant psychotique de se reconnaître en tant que sujet au milieu des autres.

"Alors que le groupe de psychothérapie est, par définition, centré sur le travail imaginaire, [dans ces lieux] sont abordées également des questions de réalité. [ ... ] Il sont à la fois utilisés comme des "objets" du travail psychothérapique tout en pouvant entraîner des décisions concrètes.[...] Cette base nous paraît nécessaire pour le travail avec les psychotiques : la présence du thérapeute y a une nécessité d'incarnation plus active." ( Joseph Mornet, V.S.T n° 95 CEMÉA / ÉRÈS 2007, P.31)

Les groupes institués au Centre de Guénouvry, informations du matin et conseil des enfants, sont en lien direct avec la réalité du quotidien. Il s'agit ici du repas à réaliser, là de l'absence de l'un ou l'autre, des négociations autour d'une activité. Ces rencontres qui rythment la vie de l'institution sont les lieux qui la fondent tout en étant des lieux psychothérapiques.

Ancrées dans la réalité d'un quotidien où les rencontres sont multiples, où l'on peut croiser chacun ailleurs que dans les lieux dédiés : l'éducatrice technique dans un lieu d'expression, la psychologue à la cuisine ou le chef de service au volant d'un bus, les enfants peuvent, par petites touches, déposer leur parole, trouver une place "vraie" au milieu des autres, avec des adultes qui n'existent pas seulement dans leur fonction mais qui s'exposent aussi en tant que sujet participant au quotidien de l'Institution.
"Le transfert psychotique est actuel et diffus ou polyobjectal le contre transfert est élargi au-delà du cadre strictement psychothérapeutique... Certaines manifestations psychotiques expriment simultanément la pathologie du malade et celle de l'institution qui l'a pris dans son sein." (Paul Claude Racamier, Le psychanalyste sans divan, Paris, Payot, 1956, P. 56)

Les institutions du Centre de Guénouvry, du repas au passage vers les bus, du Conseil des enfants à la classe, structurent le quotidien de l'Institution permettant à l'enfant psychotique de constituer sa propre "histoire singulière" en lien avec celle des autres. On pourrait dire que les institutions permettent aux enfants psychotiques de "rassembler les morceaux éparpillés de leur subjectivité" parce que, dès l'origine, les institutions sont pensées pour garantir à chacun, en tout lieu de l'institution et à tout moment une place de sujet immergé dans la réalité du quotidien.
Dans ce contexte, le groupe protège, l'enfant n'est pas toujours obligé de parler de lui, ni d'être au centre de l'attention, il peut se taire, il peut au détour d'un propos badin lâcher en douce "un mot lourd" à saisir au vol, ou encore partir de la parole d'un autre pour parler de lui, voir s'extraire du groupe et revenir par des "aller-retours" lui permettant de se constituer une place. Il peut aussi chercher à oblitérer "la parole" qui le dérange en faisant du bruit ou en se bouchant les oreilles soulignant ainsi, justement, cette parole qu'il n'arrive pas à exprimer par lui même.

Cependant, les institutions définissent aussi la valeur de chaque parole en fonction du lieu où elle est dite. Une demande de stage faite pendant l'activité cuisine aura le droit d'avoir un "C'est vrai, ce serait bien pour toi" mais ne sera pas suivie d'effet. La même demande effectuée aux informations du matin sera étudiée lors des réunions institutionnelles des adultes et générera une réponse officielle de l'institution donnée collectivement un matin suivant.
Une part importante de la constitution du sujet à Guénouvry réside dans cette place singulière de la parole dans des lieux multiples.
L'Institution est un peu comme un miroir à multiples facettes qui renvoie à l'enfant sa parole sous un angle différent en fonction du lieu et de la personne qui la reçoit. L'enfant peut ainsi s'aventurer de plus en plus loin dans son expression tout en se préservant et, ainsi, se constituer une "image" de sujet singulier et de plus en plus unifié. Il peut choisir, par exemple, de raconter une histoire qui le révèle un peu en classe en se protégeant derrière le travail de la syntaxe et de l'orthographe. Rassuré il pourra peut-être plus facilement ensuite s'en ouvrir dans un lieu de soin où elle sera reçue différemment.

Je conclurai avec une citation de Michel Foucault, dans sa leçon inaugurale au Collège de France, tentant de définir la place de la parole dans la structure institutionnelle :
“ Je suppose que, dans toute société, la production du discours est à la fois contrôlée, sélectionnée, organisée et redistribuée par un certain nombre de procédures qui ont pour rôle d’en conjurer les pouvoirs et les dangers, d’en maîtriser l’événement aléatoire, d’en esquiver la lourde, la redoutable matérialité.”

[Dans mon propos "parler" ne se limite pas à l'expression verbale, ça représente toute "expression" qui tend à faire sens.]

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