Guy-Arthur ROUSSEAU
Comme Libération, de nombreux journaux
ont annoncé à là une, souvent dans les termes d'une
familière malignité, l'assassinat du père Freud
par Onfray (1). La presse offre en pâture aux regards de foules
concupiscentes les découvertes d’un penseur copulaire à
la solde des marchands de réalités spectrales : Freud aurait
couché avec sa belle-sœur, pris de la cocaïne et même
dédicacé à Mussolini sa réponse à Albert
Einstein : « pourquoi la guerre ? » ! Il y a là
de quoi heurter la morale d'un philosophe hédoniste devenu censeur
populaire. A moins que celui-ci, fasciné par son image au miroir
des médias, n’y découvre l'horreur d'un regard étranger
et ne combatte avec hargne celui qui sut si bien analyser le destin tragique
des personnalités narcissiques. Face à l'évidente mauvaise foi, doit-on
garder le silence distancié de ceux qui nous assurent que l'opposition
aux fantasmes ne peut que les légitimer? Quel témoignage
ceux qui ont l'expérience d’une autre façon d'être
au monde peuvent-ils désormais transmettre sous ce déluge
de boue? Les
allégations d’un penseur incendiaire auraient certainement
l'efficacité de l’implacable vérité, si elles
répondaient à certaines conditions : Désintricant les pulsions, au mépris des découvertes cliniques freudiennes, notre censeur populaire impose sa vision hédoniste d’une pulsion solaire païenne en guerre contre la noirceur des religions de la pulsion de mort, vision propre à enchanter le narcissisme de masse et sa jouissance consumériste. Il ranime ainsi l’histoire, hélas répétitive, d'une pensée devenue populiste aux effets délétères auxquels nous devons faire face. Aurions-nous la mémoire courte ? Qui se souvient du combat violent du début des années soixante- dix qui virent la nouvelle droite du professeur Debray-Ritzen s'attaquer au freudo-marxisme, (dont, paraît-il, notre enseignant populaire, alors en culotte courte, se recommanderait toujours !), faisant appel à la technologie du comportement et à la génétique pour endiguer la dégradation de notre civilisation ! (sic). Celui-là s'appuyait sur l'extrême droite américaine et la sociobiologie d'un certain Edward Wilson cherchant à maîtriser génétiquement les grandes fourmilières de citoyens supérieurs parce qu’immaculés. Il s'appuyait sur le pillage par l'état-major de l'armée américaine (à l'instar des Russes) des expériences psychologiques effectuées dans les camps de concentration, en toute liberté expérimentale. Il existe des filiations que certain livre noir, référence d’Onfray, ne peut dénier ! On doit se souvenir qu'il était aussi très noir le miroir de la rivière Hélicon sur laquelle Narcisse se pencha pour l'éternité. Les arguments du crépuscule d'une idole, assurent le discours nouveau d'un homme nouveau dont le siècle dernier fit miroiter la silhouette ! L'opération
médiatique est un tour de passe-passe leurrant de son
écran les foules avides d'images brillantes : Georges Orwell nous avait prévenu : « une société totalitaire qui parviendrait à se perpétuer instaurerait probablement un système de pensée schizophrénique dans lequel les lois du sens commun demeureraient valables dans la vie quotidienne et dans certaines sciences exactes, mais dont politiciens, historiens et sociologues pourraient ne tenir aucun compte. Il existe déjà une foule de gens qui jugeraient scandaleux de falsifier un manuel scientifique mais ne trouveraient rien à redire à la falsification d'un fait historique. C'est au point de confluence de la littérature et de la politique que le totalitarisme exerce la plus forte pression sur les intellectuels » (4) Falsifiant le
scientifique par la littérature scientiste, Onfray s'avère
être un excellent manipulateur du sens commun par la double
pensée et le Novlangue. Il est, en effet, surprenant de découvrir l'accueil réservé par certains journalistes à l'ouvrage du chroniqueur populaire: « Certes incendiaire, son livre […] n’est pourtant pas un pamphlet soutenu par la fougue et le style, mais un essai fort, intelligent et dérangeant, malin (comme un singe ou un démon, c'est selon), écrit de façon simple et directe, adroitement argumenté, organisé autour d'une thèse systématiquement développée » (5) La dénégation d'une histoire exécrable qu’il manipule avec ruse, soutenue par la fascination des références philosophiques à Sartre, Wittgenstein, Popper ou Deleuze et Gattari, peut-elle avoir de tels effets anesthésiants sur les mémoires ? On a peine à penser que le tour de prestidigitation de ce bateleur médiatique ait pour fonction d'animer le mauvais œil de la haine collective. « Le mauvais œil, c'est le « fascinum », c'est ce qui a pour effet d'arrêter le mouvement et littéralement de tuer la vie» (6). Il est là le faisceau convergent entre libéralisme sauvage et pavlovisme libertaire. De récentes
rencontres philosophiques m’ont personnellement éclairé
sur l'ambiance actuelle de nos communautés répétant
dramatiquement leur perte de sens commun quand elles sont confrontées
à une grande crise : Dans une ambiance
crépusculaire, le XXIe siècle accouche aux forceps d'un
narcissisme de masse élaboré soixante dix années
plus tôt. Ceux qui fascinaient les foules en délire à
la flamme des livres de Freud étaient les mêmes qui revendiquaient
l'instrument génétique de production d’une race parfaite.
Icône de la modernité, le penseur spéculaire n'a pas
eu d'autre issue au piège de l'exhibition que celle du blanchiment
des idées d'extrême droite pour ravaler l'image d'une gauche
éventuelle. Onfray disait vouloir : « miner la machinerie
capitaliste ». Il faut faire confiance à l'inconscient
: l'indice des ventes de son livre « Le crépuscule d'une
idole, l'affabulation freudienne » nous indique qu'il est le
miroir fatal de Narcisse. Cirer les bottes des petits chefs du comportement,
prompts à adhérer aux propagandes de la gouvernance qui
règne sur nos grandes casernes libérales libertaires
(8), n'est pas sans conséquences. L’avenir en chemise brune… Faudrait-il le taire ?... Nous y sommes. Guy-Arthur Rousseau, Nantes, le 21 avril 2010. 1 - « Onfray tue le père Freud », Libération du samedi 17 et dimanche 18 avril. 2 - Cf. la courageuse réponse d'Élisabeth Roudinesco, historiquement argumentée et qui nous évite d'avoir à nous confronter par le détail aux propos les plus nauséabonds. 4 - Orwell: «Essais, articles… » Cité par Georges Steiner : « lectures, chroniques du New Yorker ». 5 - Robert Maggiori, libération le 17 /18 avril 2010. 6 - Jacques Lacan : séminaire onze, « les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse ». |