Au
nom de l’association Continuo Ostinato, je vous souhaite
à tous la bienvenue.
Tout d’abord, je voudrais remercier nos partenaires et amis qui
ont concouru à la tenue de cette journée : Les CEMEA
des Pays-de-la-Loire, l’association Jeunesse et Avenir,
et l’association Educ’Arts qui a réalisé
l’exposition d’entrée, Création et folie,
ouverte sur l’inconnu.
Enfin, la faculté de pharmacie qui nous accueille avec perfectionnisme,
dans cette cucurbite (1) ultramoderne !
Gageons toutefois que son alambic inspirera l’alchimie de cette
journée de rencontres et de transmission.
Alors, qu’en est-il de ce Continuo Ostinato qui d’ordinaire
soutient les mouvements musicaux ?
Qu’est-ce donc que cette basse régulière dont le
rythme encouragerait la répétition des improvisations
les plus singulières ?
C’est
désormais depuis trois années une association qui tente
de transmettre une parole sur les questions posées par l’expérience
de la clinique institutionnelle confrontée à ses improvisations
pratiques contemporaines.
Ce
qui nous a principalement travaillés depuis trois ans, tourne
autour d’une fonction dont les facultés ne relèvent
ni de l’enseignement, ni de l’information, ni d’une
quelconque expertise, mais tout simplement de la décence ordinaire
:
La fonction d’accueil, accueil du parlêtre en proie
à l’insolite, à l’étranger, à
l’inconnu.
Or, c’est une fonction qui ne peut se passer d’un lieu où
se répète la basse, dans un espace en soi hors de soi,
soutenant les improvisations. C’est ce que nous ont appris les
pratiques cliniques auprès d’enfants psychotiques, ou ceux
qu’aujourd’hui on dit autistes, ces enfants en souffrance,
inconnus coiffés d’absence et déchaussés,
n’ayant plus rien à espérer (2) , et dont les
symptômes constituent malgré tout l’ultime chance
d’habiter le monde.
C’est l’objectif premier de Continuo Ostinato de continuer
à transmettre obstinément aux plus jeunes, la valeur d’expérience
de ces lieux où renaître (3), lieux pour vivre
(4), lieux pour dire (5) où peut encore s’écrire
sur une portée la musique de ceux dont l’effondrement a
défait l’existence, et que l’ambiance d’une
communauté désirante met en mouvement dans un sentiment
commun d’exister. (6)
C’est pourquoi, il s’agit de poursuivre le chemin tracé
par ceux qui sont sensibles aux conditions d’accueil du dire,
en déjouant en permanence l’emprise de la double aliénation
dont parle Oury :
Respecter la place d’énonciation de quiconque nécessite
d’affronter ces bastions défensifs, souvent bureaucratiques,
qui accumulent les énoncés savants pour se protéger
de l’autre inconnu. On nous répète, en effet, avec
bienveillance que Les pratiques du symbolique (7) ne sont pas
interdites, elles ne sont, par conséquent plus refoulables, mais
jugées non consensuelles, par la haute autorité
des textes, elles sont renvoyées, désormais à un
silence de mort, et risquent, à court terme, de n’être
même plus transmissibles.
Armés du déni, le juridisme obsessionnel des managers
de la folie, en déchirant le tissu symbolique, rendent ces pratiques
innommables.
C’est la possibilité de dire qui disparait.
Le refuser, c’est continuer à penser que nous n’en
finirons jamais de nous humaniser ensemble, et cela par les vertus de
la narrativité, en proie à l’inquiétude de
l’alternative intimité- altérité.
Walter Benjamin dans un essai intitulé le conteur (8)
, écrit : « Celui qui écoute une histoire se
trouve en compagnie, même celui qui la lit partage cette compagnie
».
Il n’y a pas de dire possible sans cette solidarité primordiale.
Ce sont là les vertus de la common decency, cette décence
ordinaire selon l’expression de Georges Orwell, qui se fonde
de la reconnaissance, du partage et de l’échange,
ces valeurs communes que François Tosquelles soutenait pour tisser
l’ambiance collective dans le hamac des mots. Nous devons
tout faire pour que ces valeurs ne deviennent pas « Lettre
morte, ensevelies sous le poids de l’érudition savante
», comme il le disait.
Cette volonté radicale est mise à l’épreuve
des pratiques de soin contemporaines :
La création du club thérapeutique, par exemple, était
pour lui le cheval de Troie de la reconnaissance de la valeur humaine
de la folie, car « Dès qu’on décrète
que le fou est irresponsable –comme on le fait pour un enfant,
d’ailleurs – on l’empêche, du même coup,
de penser pour son propre compte ; il ne lui reste qu’à
s’agripper à ses propres insuffisances… »
C’est une position éthique qu’il s’agit de
continuer obstinément à tenir, contre l’extraordinaire
indécence de la numérisation de masse qui, pour gouverner,
renvoie chacun à ses insuffisances.
L’enjeu est clair entre un accueil, inspiré par la psychanalyse,
du dire d’un sujet en souffrance, et l’objectif d’évaluation
des choses qui ne prend en compte que le contrôle des usagers.
C’est
pourquoi nous proposons qu’ici, « On se raconte des
histoires, en compagnie ».
Même
si cette volonté instaure inévitablement un régime
de fiction, dénoncé comme un piège par ceux qui
en savent long sur l’autre.
Parler de François Tosquelles aujourd’hui, c’est
rappeler son engagement manifeste, politique social et culturel, c’est
rappeler un parcours singulier, toujours en éveil, de l’institut
Pere Mata, et la maison de la lecture de Reus, aux rangs du P.O.U.M.,
puis son exil à Saint Alban sur Limagnole. On ne pourra sans
doute pas éviter les inflexions de la légende, que ce
soit celle de cette fameuse lettre à Staline dans laquelle il
défend la langue catalane, ses résonances et sa poésie
ou sa rencontre supposée avec un Georges Orwell blessé
qui dénonçait l’abolition subjective par épuration
linguistique : « Le véritable ennemi, dit-il dans son
hommage à la Catalogne, c’est l’ esprit réduit
à l’état de Gramophone » .(9)
Qu’importe, ce que la légende transporte, elle nous instruit
d’abord et avant tout, sur l’ancrage d’une position
primordiale sensible, attentive à l’autre inconnu:
« Ma meilleure psychiatrie, c’est dans la boue que je
l’ai faite», disait Tosquelles, c’est-à-dire,
confronté à une situation extrême, au risque d’être
fusillé par les fascistes, par les staliniens, mais aussi par
ses propres copains.
Engagée dans une expérience essentielle, cette décence
première, demeure le grain de la transmission, y compris sous
la forme des légendes à condition que celles-ci soient
arrimées au « réel concret de l’existence
humaine » (10).
Hélas, sous l’effet de la politique des choses, les comptables,
évaluateurs hors réel, se sont substitués aux conteurs.
Il est urgent de renverser la vapeur !
Car « le conteur, écrivait encore Walter Benjamin,
est la figure sous laquelle le juste se rencontre lui même».
Face à l’avènement d’un monde de choses calculables,
c’est-à-dire d’un monde sans autrui, le simple récit
de l’expérience passée ne devient-il pas la forme
commune de la résistance?
Affirmer que le fou parle, c’est le pari que nous faisons
en organisant cette journée de rencontre.
En 1948,
au sortir de la guerre, François Tosquelles et Georges Orwell
ont rédigé, la même année, leur œuvre
majeure : une thèse, pour le premier : «Le vécu
de la fin du monde dans la folie», un ultime roman, pour
le second : « Le dernier homme en Europe » que
son éditeur rebaptisa : « 1984 ».
La
lecture de leur récit résonne en écho à
notre actualité.
Je ne peux m’empêcher de citer ce passage inouï de
1984 :
Winston, le dernier homme en Europe, est un être singulier.
Il est encore mu par l’amour. Mais il est sur le point d’être
arrêté et rééduqué car, dans ce monde
accrédité part des agences de notation, sous l’emprise
du novlangue étayant le discours scientiste, il ne peut y avoir
de dires qui échappent au management des ressources humaines,
il ne peut y avoir d’autre lien que celui porté collectivement
à l’œil absolu de la gouvernance qui promeut le bien
de l’autre.
Winston est fonctionnaire au Miniver, ministère de la
vérité où il est chargé de réécrire
l’histoire en Novlangue, selon les critères progressistes
de la communication efficace. Le mot packing ainsi à déjà
été supprimé, et celui de pataugeoire attend le
verdict d’une commission d’enquête sur les mauvaises
pratiques.
Il se retrouve clandestinement dans une chambre avec Julia, en grand
danger d’être pris par la police, principalement composée
de rééducateurs de la pensée.
Winston, au moment de s’endormir, est inquiet. Pourtant, une insondable
certitude l’apaise :
«Un rayon jaune et oblique du soleil couchant entra par la
fenêtre et tomba sur l’oreiller. Il ferma les yeux. Le soleil
sur son visage et le corps lisse de la fille qui touchait le sien, lui
donnaient une sensation puissante, reposante, de confiance. Il était
en sécurité, tout allait bien. Il s’endormit en
murmurant : « Il ne peut y avoir de statistiques de la
santé mentale, avec l’impression que cette remarque
contenait une profonde sagesse » (11). Vingt six ans après
« 1984 », cette phrase obsolète ne peut
plus nous apporter d’apaisement.
Or, et ce qu’il est intéressant de remarquer c’est
que le vécu de la fin du monde dans la folie ne cède
pas au pessimisme d’Orwell :
A l’effondrement d’un homme, déshabité par
le langage, Tosquelles dans sa thèse, oppose un triptyque : accueil,
rencontre, transfert.
Ce sont là, des conditions pratiques repérables de la
poursuite de notre travail de soin.
N’oublions pas aussi ce que Jean Oury disait de cette thèse.
Elle est : « Le témoignage subtile d’une réflexion
qui, quelques années plus tard allait se dénommer, pour
le meilleur et pour le pire, psychothérapie institutionnelle.
Inscription monumentale, toujours fallacieuse, qui à chaque instant
demande à être remise en question… »
Que cette
remise en question nous anime aussi en permanence, comme le continuo
ostinato d’une année qui aurait dut s’appeler,
pour son centenaire, l’année François Tosquelles:
Qu’en
est-il donc, aujourd’hui de sa pratique concrète et de
sa pensée ?
Pour
terminer sur le fil de la transmission, je voudrais vous raconter une
histoire, récemment vécue :
Au cours de la préparation de cette journée, j’ai
eu l’occasion de retrouver une personne très âgée
perdue de vue depuis de longues années, Simone Blajan Marcus,
psychanalyste.
Au printemps, elle nous avait invités, dans sa grande maison
des bords de Seine, égayée par nos retrouvailles surprises.
Portée par la passion du verbe, rayonnante, elle avait évoqué
pendant quatre heures, un chemin parallèle à celui de
François Tosquelles, son engagement depuis les origines de la
pratique analytique de groupe, la guerre, la résistance et la
libération de Paris, ranimant le souvenir de tous ceux qui avaient
compté pour elle, Lacan, Dolto, Mannoni, Moreno, Tosquelles,
et soutenant nos idées avec chaleur : « Vous faites
un travail intéressant, Tosc méritait que l’on honore
cet innovateur de haute qualité … je vous enverrai un texte
».
Au moment de la quitter, sur le seuil, elle nous avait dit : «
Je n’ai pas peur de mourir mais j’ai peur de me perdre ».
Devant notre perplexité, elle avait ajouté, avec l’humour
malicieux qui la caractérisait: « Oui, j’ai peur
de me perdre parce que je m’aime bien ».
Elle
eut le temps de tenir promesse.
Elle eut le temps de dire.
Elle eut le soin d’écrire à sa façon, comme
une urgence, mais en donnant ses lettres de noblesse à la décence
ordinaire.
Quelques jours plus tard, elle se perdait, à l’approche
de sa 102e année.
C’est
à elle qui citait Montaigne -« Je me fie aisément
à la foi d’autrui »- que nous devons le ton
d’ouverture de cette journée.
Voici donc son dernier mot qui se fie désormais à notre
foi :
Ma
rencontre avec Tosquelles :
"
Mon grand âge me donne des lacunes dans ma mémoire, mais
peut-on oublier un être exceptionnel comme Tosquelles ?
J’ai dû le voir pour la première fois lors d’un
congrès en Catalogne, il y a de cela pas mal de temps. Cet
homme, qui était dans son fief, nous a reçus très
aimablement, et nous avons pu connaître sa position, souvent
diamétralement opposée à l’opinion habituelle.
Quel rafraîchissement ! Son accent catalan très épais
rendait encore les choses plus nouvelles et passionnantes. Il nous
fit danser la sardane, et ma naissance à Perpignan me rapprocha
de lui. Je crois qu’il m’avait à la bonne, car
il me montra une grande sympathie.
Sa disparition nous a tous peinés, mais son travail de démolition
des idées reçues à continué chez certains
de ses collègues… »
Je
vous transmets son clin d’œil complice, impulsion d’une
note, prélude à toutes nos improvisations…
1
- Vase où s’origine toute opération alchimique.
Raymond Lulle : « Faites putréfier le corps du soleil pendant
treize jours, au bout desquels la dissolution deviendra noire comme
de l’encre : mais son intérieur sera rouge comme un rubis,
ou comme une pierre d’escarboucle. Prenez donc ce soleil ténébreux
et obscurci par les embrassements de sa sœur ou de sa mère,
et mettez le dans une cucurbite… »
Cité par Julia Kristeva : Soleil noir, dépression et mélancolie.
Ed Gallimard.
2 - Paul
Éluard : le cimetière des fous.
3
- Bruno Bettelheim.
5
- Centre de Guénouvry.
7
- Jacques Lacan
8 - Walter
Benjamin : « Le conteur », œuvres trois, folio essais.
9 - Georges Orwell.
10 - François
Tosquelles.
11 - Georges Orwell: «1984».folio, page 308.
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