François TOSQUELLES et la décence ordinaire

Ouverture - Guy Arthur Rousseau

Nantes - 20 octobre 2012

 

 

Bonjour,

Au nom de l’association Continuo Ostinato, je vous souhaite à tous la bienvenue.
Tout d’abord, je voudrais remercier nos partenaires et amis qui ont concouru à la tenue de cette journée : Les CEMEA des Pays-de-la-Loire, l’association Jeunesse et Avenir, et l’association Educ’Arts qui a réalisé l’exposition d’entrée, Création et folie, ouverte sur l’inconnu.
Enfin, la faculté de pharmacie qui nous accueille avec perfectionnisme, dans cette cucurbite (1) ultramoderne !
Gageons toutefois que son alambic inspirera l’alchimie de cette journée de rencontres et de transmission.
Alors, qu’en est-il de ce Continuo Ostinato qui d’ordinaire soutient les mouvements musicaux ?
Qu’est-ce donc que cette basse régulière dont le rythme encouragerait la répétition des improvisations les plus singulières ?

C’est désormais depuis trois années une association qui tente de transmettre une parole sur les questions posées par l’expérience de la clinique institutionnelle confrontée à ses improvisations pratiques contemporaines.

Ce qui nous a principalement travaillés depuis trois ans, tourne autour d’une fonction dont les facultés ne relèvent ni de l’enseignement, ni de l’information, ni d’une quelconque expertise, mais tout simplement de la décence ordinaire :
La fonction d’accueil, accueil du parlêtre en proie à l’insolite, à l’étranger, à l’inconnu.
Or, c’est une fonction qui ne peut se passer d’un lieu où se répète la basse, dans un espace en soi hors de soi, soutenant les improvisations. C’est ce que nous ont appris les pratiques cliniques auprès d’enfants psychotiques, ou ceux qu’aujourd’hui on dit autistes, ces enfants en souffrance, inconnus coiffés d’absence et déchaussés, n’ayant plus rien à espérer (2) , et dont les symptômes constituent malgré tout l’ultime chance d’habiter le monde.
C’est l’objectif premier de Continuo Ostinato de continuer à transmettre obstinément aux plus jeunes, la valeur d’expérience de ces lieux où renaître (3), lieux pour vivre (4), lieux pour dire (5) où peut encore s’écrire sur une portée la musique de ceux dont l’effondrement a défait l’existence, et que l’ambiance d’une communauté désirante met en mouvement dans un sentiment commun d’exister. (6)
C’est pourquoi, il s’agit de poursuivre le chemin tracé par ceux qui sont sensibles aux conditions d’accueil du dire, en déjouant en permanence l’emprise de la double aliénation dont parle Oury :
Respecter la place d’énonciation de quiconque nécessite d’affronter ces bastions défensifs, souvent bureaucratiques, qui accumulent les énoncés savants pour se protéger de l’autre inconnu. On nous répète, en effet, avec bienveillance que Les pratiques du symbolique (7) ne sont pas interdites, elles ne sont, par conséquent plus refoulables, mais jugées non consensuelles, par la haute autorité des textes, elles sont renvoyées, désormais à un silence de mort, et risquent, à court terme, de n’être même plus transmissibles.
Armés du déni, le juridisme obsessionnel des managers de la folie, en déchirant le tissu symbolique, rendent ces pratiques innommables.
C’est la possibilité de dire qui disparait.
Le refuser, c’est continuer à penser que nous n’en finirons jamais de nous humaniser ensemble, et cela par les vertus de la narrativité, en proie à l’inquiétude de l’alternative intimité- altérité.
Walter Benjamin dans un essai intitulé le conteur (8) , écrit : « Celui qui écoute une histoire se trouve en compagnie, même celui qui la lit partage cette compagnie ».
Il n’y a pas de dire possible sans cette solidarité primordiale.
Ce sont là les vertus de la common decency, cette décence ordinaire selon l’expression de Georges Orwell, qui se fonde de la reconnaissance, du partage et de l’échange, ces valeurs communes que François Tosquelles soutenait pour tisser l’ambiance collective dans le hamac des mots. Nous devons tout faire pour que ces valeurs ne deviennent pas « Lettre morte, ensevelies sous le poids de l’érudition savante », comme il le disait.
Cette volonté radicale est mise à l’épreuve des pratiques de soin contemporaines :
La création du club thérapeutique, par exemple, était pour lui le cheval de Troie de la reconnaissance de la valeur humaine de la folie, car « Dès qu’on décrète que le fou est irresponsable –comme on le fait pour un enfant, d’ailleurs – on l’empêche, du même coup, de penser pour son propre compte ; il ne lui reste qu’à s’agripper à ses propres insuffisances… »
C’est une position éthique qu’il s’agit de continuer obstinément à tenir, contre l’extraordinaire indécence de la numérisation de masse qui, pour gouverner, renvoie chacun à ses insuffisances.
L’enjeu est clair entre un accueil, inspiré par la psychanalyse, du dire d’un sujet en souffrance, et l’objectif d’évaluation des choses qui ne prend en compte que le contrôle des usagers.

C’est pourquoi nous proposons qu’ici, « On se raconte des histoires, en compagnie ».

Même si cette volonté instaure inévitablement un régime de fiction, dénoncé comme un piège par ceux qui en savent long sur l’autre.
Parler de François Tosquelles aujourd’hui, c’est rappeler son engagement manifeste, politique social et culturel, c’est rappeler un parcours singulier, toujours en éveil, de l’institut Pere Mata, et la maison de la lecture de Reus, aux rangs du P.O.U.M., puis son exil à Saint Alban sur Limagnole. On ne pourra sans doute pas éviter les inflexions de la légende, que ce soit celle de cette fameuse lettre à Staline dans laquelle il défend la langue catalane, ses résonances et sa poésie ou sa rencontre supposée avec un Georges Orwell blessé qui dénonçait l’abolition subjective par épuration linguistique : « Le véritable ennemi, dit-il dans son hommage à la Catalogne, c’est l’ esprit réduit à l’état de Gramophone » .(9)
Qu’importe, ce que la légende transporte, elle nous instruit d’abord et avant tout, sur l’ancrage d’une position primordiale sensible, attentive à l’autre inconnu:
« Ma meilleure psychiatrie, c’est dans la boue que je l’ai faite», disait Tosquelles, c’est-à-dire, confronté à une situation extrême, au risque d’être fusillé par les fascistes, par les staliniens, mais aussi par ses propres copains.
Engagée dans une expérience essentielle, cette décence première, demeure le grain de la transmission, y compris sous la forme des légendes à condition que celles-ci soient arrimées au « réel concret de l’existence humaine » (10).
Hélas, sous l’effet de la politique des choses, les comptables, évaluateurs hors réel, se sont substitués aux conteurs. Il est urgent de renverser la vapeur !
Car « le conteur, écrivait encore Walter Benjamin, est la figure sous laquelle le juste se rencontre lui même».
Face à l’avènement d’un monde de choses calculables, c’est-à-dire d’un monde sans autrui, le simple récit de l’expérience passée ne devient-il pas la forme commune de la résistance?
Affirmer que le fou parle, c’est le pari que nous faisons en organisant cette journée de rencontre.

En 1948, au sortir de la guerre, François Tosquelles et Georges Orwell ont rédigé, la même année, leur œuvre majeure : une thèse, pour le premier : «Le vécu de la fin du monde dans la folie», un ultime roman, pour le second : « Le dernier homme en Europe » que son éditeur rebaptisa : « 1984 ».

La lecture de leur récit résonne en écho à notre actualité.
Je ne peux m’empêcher de citer ce passage inouï de 1984 :
Winston, le dernier homme en Europe, est un être singulier. Il est encore mu par l’amour. Mais il est sur le point d’être arrêté et rééduqué car, dans ce monde accrédité part des agences de notation, sous l’emprise du novlangue étayant le discours scientiste, il ne peut y avoir de dires qui échappent au management des ressources humaines, il ne peut y avoir d’autre lien que celui porté collectivement à l’œil absolu de la gouvernance qui promeut le bien de l’autre.
Winston est fonctionnaire au Miniver, ministère de la vérité où il est chargé de réécrire l’histoire en Novlangue, selon les critères progressistes de la communication efficace. Le mot packing ainsi à déjà été supprimé, et celui de pataugeoire attend le verdict d’une commission d’enquête sur les mauvaises pratiques.
Il se retrouve clandestinement dans une chambre avec Julia, en grand danger d’être pris par la police, principalement composée de rééducateurs de la pensée.
Winston, au moment de s’endormir, est inquiet. Pourtant, une insondable certitude l’apaise :
«Un rayon jaune et oblique du soleil couchant entra par la fenêtre et tomba sur l’oreiller. Il ferma les yeux. Le soleil sur son visage et le corps lisse de la fille qui touchait le sien, lui donnaient une sensation puissante, reposante, de confiance. Il était en sécurité, tout allait bien. Il s’endormit en murmurant : « Il ne peut y avoir de statistiques de la santé mentale, avec l’impression que cette remarque contenait une profonde sagesse » (11). Vingt six ans après « 1984 », cette phrase obsolète ne peut plus nous apporter d’apaisement.
Or, et ce qu’il est intéressant de remarquer c’est que le vécu de la fin du monde dans la folie ne cède pas au pessimisme d’Orwell :
A l’effondrement d’un homme, déshabité par le langage, Tosquelles dans sa thèse, oppose un triptyque : accueil, rencontre, transfert.
Ce sont là, des conditions pratiques repérables de la poursuite de notre travail de soin.
N’oublions pas aussi ce que Jean Oury disait de cette thèse. Elle est : « Le témoignage subtile d’une réflexion qui, quelques années plus tard allait se dénommer, pour le meilleur et pour le pire, psychothérapie institutionnelle. Inscription monumentale, toujours fallacieuse, qui à chaque instant demande à être remise en question… »

Que cette remise en question nous anime aussi en permanence, comme le continuo ostinato d’une année qui aurait dut s’appeler, pour son centenaire, l’année François Tosquelles:

Qu’en est-il donc, aujourd’hui de sa pratique concrète et de sa pensée ?

Pour terminer sur le fil de la transmission, je voudrais vous raconter une histoire, récemment vécue :
Au cours de la préparation de cette journée, j’ai eu l’occasion de retrouver une personne très âgée perdue de vue depuis de longues années, Simone Blajan Marcus, psychanalyste.
Au printemps, elle nous avait invités, dans sa grande maison des bords de Seine, égayée par nos retrouvailles surprises.
Portée par la passion du verbe, rayonnante, elle avait évoqué pendant quatre heures, un chemin parallèle à celui de François Tosquelles, son engagement depuis les origines de la pratique analytique de groupe, la guerre, la résistance et la libération de Paris, ranimant le souvenir de tous ceux qui avaient compté pour elle, Lacan, Dolto, Mannoni, Moreno, Tosquelles, et soutenant nos idées avec chaleur : « Vous faites un travail intéressant, Tosc méritait que l’on honore cet innovateur de haute qualité … je vous enverrai un texte ».
Au moment de la quitter, sur le seuil, elle nous avait dit : « Je n’ai pas peur de mourir mais j’ai peur de me perdre ».
Devant notre perplexité, elle avait ajouté, avec l’humour malicieux qui la caractérisait: « Oui, j’ai peur de me perdre parce que je m’aime bien ».

Elle eut le temps de tenir promesse.
Elle eut le temps de dire.
Elle eut le soin d’écrire à sa façon, comme une urgence, mais en donnant ses lettres de noblesse à la décence ordinaire.
Quelques jours plus tard, elle se perdait, à l’approche de sa 102e année.

C’est à elle qui citait Montaigne -« Je me fie aisément à la foi d’autrui »- que nous devons le ton d’ouverture de cette journée.
Voici donc son dernier mot qui se fie désormais à notre foi :

Ma rencontre avec Tosquelles :

" Mon grand âge me donne des lacunes dans ma mémoire, mais peut-on oublier un être exceptionnel comme Tosquelles ?
J’ai dû le voir pour la première fois lors d’un congrès en Catalogne, il y a de cela pas mal de temps. Cet homme, qui était dans son fief, nous a reçus très aimablement, et nous avons pu connaître sa position, souvent diamétralement opposée à l’opinion habituelle.
Quel rafraîchissement ! Son accent catalan très épais rendait encore les choses plus nouvelles et passionnantes. Il nous fit danser la sardane, et ma naissance à Perpignan me rapprocha de lui. Je crois qu’il m’avait à la bonne, car il me montra une grande sympathie.
Sa disparition nous a tous peinés, mais son travail de démolition des idées reçues à continué chez certains de ses collègues… »

Je vous transmets son clin d’œil complice, impulsion d’une note, prélude à toutes nos improvisations…

 

1 - Vase où s’origine toute opération alchimique.
Raymond Lulle : « Faites putréfier le corps du soleil pendant treize jours, au bout desquels la dissolution deviendra noire comme de l’encre : mais son intérieur sera rouge comme un rubis, ou comme une pierre d’escarboucle. Prenez donc ce soleil ténébreux et obscurci par les embrassements de sa sœur ou de sa mère, et mettez le dans une cucurbite… »
Cité par Julia Kristeva : Soleil noir, dépression et mélancolie. Ed Gallimard.

2 - Paul Éluard : le cimetière des fous.

3 - Bruno Bettelheim.

4 - Maud Manonni

5 - Centre de Guénouvry.

6- Donald Winnicott.

7 - Jacques Lacan

8 - Walter Benjamin : « Le conteur », œuvres trois, folio essais.

9 - Georges Orwell.

10 - François Tosquelles.

11 - Georges Orwell: «1984».folio, page 308.

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