Réjouissons-nous,
la guerre est finie… et, nous l’avons sans doute perdue. La
paix, nous l’avons jouée à la roulette russe du discours
scientiste et, nous l’avons payée au prix fort de la mort
de l’âme, comme l’aurait dit Bruno Bettelheim. Mais
peut-on citer encore aujourd’hui ce pestiféré qui
fut lui-même lynché jusqu’après sa mort par
les agents du politiquement correct ? (3)
Si nous avons perdu, c’est en cédant sur l’essentiel,
en cédant sur la langue.
Qui de nous, désormais, c'est-à-dire, cinquante ans après
l’avènement du manageriat, s’insurge encore contre
cette expression : « La gestion des ressources humaines »
? Nous avons été contaminés par les signifiants des
calculs gestionnaires, et nos défenses immunitaires n’ont
guère résisté à l’invasion.
Dans son ouvrage « La langue du troisième Reich
», Victor Klemperer montre que les mots fonctionnent comme un poison,
en doses minuscules : « On les avale sans y prendre garde. Ils
semblent ne faire aucun effet et voilà qu’après quelque
temps, l’effet toxique se fait sentir » (4).
Il n’y a pas de nouveau management dans le champ médico-social,
tout juste une infiltration de l’idéologie scientiste et
de sa prétention à la maîtrise, par numérisation
de la condition humaine. Le management est tout simplement paradigmatique
de la mutation du lien social. Diffusant le Novlangue appliqué
à une régulation calculée du lien intersubjectif,
la technoscience participe de l’extinction de la pratique freudienne
par l’abolition de ses concepts.
Son outil de manipulation généralisée, la communication,
fait triompher la logique binaire, favorisant le jeu de miroirs au palais
des glaces d’un empire sans empereur.
Aussi, la révolution informatique et sa causalité linéaire,
peuvent elles se passer de l’opération fondatrice de la psyché
pour rendre compte d’un homme réduit à son comportement.
Celui-ci est tissé d’un Novlangue managérial,
c'est-à-dire, manipulateur, dans son étymologie, fonctionnant
comme une véritable machine à désubjectiver. Il comporte
d’ailleurs de surprenantes similitudes avec les échantillons
de « l’Angsoc » imagée par Orwell dans
l’appendice de son roman « 1984 », «
Les principes du Novlangue » (5).
Désormais, dans le champ médico-social, on n’éprouve
plus les valeurs, on les évalue simplement en bénéfices
ou en déficits. Ce manichéisme, quasiment inconscient de
lui-même, non seulement anesthésie notre pensée et
nos questions critiques, mais nous rassure aussi et nous protège
comme le faisait la religion. Il est exclusivement au service du «
divin marché » comme le dit Dany Robert Dufour qui
cite « un économiste lucide » (sic) : «
L’économie est la forme essentielle du monde moderne
et les préoccupations économiques sont nos préoccupations
principales. Pourtant le vrai sens de la vie est ailleurs. Tous le savent,
tous l’oublient, pourquoi » (6).
Quelle que soit leur discipline, nombreux sont ceux qui, aujourd’hui,
se posent la question de la réduction de la langue qu’ils
habitent, c’est-à-dire se posent la question de Nietzsche
:
« Comment avons-nous pu vider la mer ? »
(7)
Comment, en effet, sommes-nous entrés dans cette ère dite
nouvelle, ère de la désubjectivation de masse par épuration
des organisations symboliques et casse systématique de l’institution
du sujet de la parole ? Comment avons-nous pu nous accrocher nous-mêmes
à des standards institués plutôt que d’assumer
l’inquiétude d’interroger nos propres institutions,
et en particulier l’institution du langage ? Comment avons-nous
pu être séduits par la langue réductrice d’un
ordre nouveau ? Le sens de notre malaise ne relève-t-il pas, comme
le disait Pierre Legendre, avec une certaine nostalgie (8),
sans doute, de l’impossibilité « de faire l’effort
de comprendre le tragique destin de l’interprète dans la
culture de l’occident ? »
« Un bon père de famille».
S’il
n’y a pas de nouveau management dans le champ médico-social,
c’est que celui-ci a subi l’avènement d’un monde,
qu’on dit en progrès, dans lequel la dénégation
du pouvoir a pris le nom de la gouvernance. Les signes de la modernité
s’opposant aux signifiants de la tradition, les nouveaux maîtres
se sont institués « sujets supposés pouvoir
», dégageant ainsi subrepticement une responsabilité
sociale, désormais assurée par l’expertise.
Jusqu’alors, les institutions étaient dirigées par
un directeur, plus ou moins charismatique, qui était chargé
d’animer l’équipe, de garantir sa cohésion pluridisciplinaire,
et de faire appliquer la loi, en l’occurrence, le sens du soin,
collectivement choisi. Il agissait ainsi « en bon père
de famille », comme l’écrivait alors le droit.
Si cette expression désuète nous fait rire aujourd’hui,
il ne faut pas oublier qu’elle venait assurer la possibilité
de faire groupe, selon l’équation logique qui veut que, pour
qu’un groupe consiste, il lui faut un élément qui
soit extérieur, en position d’exception, illusion nécessaire
à l’avènement de l’être parlant.
François Tosquelles parlait ainsi de ce qu’il appelait le
processus d’humanisation : « La fonction symbolique du
langage, ça n’est pas au niveau de la compréhension
des messages que ça s’établit, c’est au niveau
du partage des signifiants et des rencontres avec d’autres, porteurs
de l’autre partie, par où quelqu’un trouve ou retrouve
sa place. C’est la fonction des mots de passe ou des tessères
antiques partagées en gage de reconnaissance » (9).
Le directeur n’était-il pas en position de faire entendre
ce partage de la tessère, c’est-à-dire en position
de garantir la possibilité de reconnaissance de l’Autre ?
On sait que Freud, lui-même, mettait en évidence dans «
Psychologie des foules et analyse du moi », le lien indissociable
entre individu et société. Il insistait sur la notion fondamentale
de réciprocité comme fiction nécessaire représentative
de l’humanité de l’homme. Dans un groupe, cette réciprocité,
à partir de la garantie des places et des fonctions, se jouait
sous une forme ou une autre de mouvement affectif (accueil, identification,
amour, hostilité, partage, échange), dynamique du lien qui
faisait vivre l’institution.
Sans l’implication inconsciente donnant vie aux réseaux d’échanges,
l’organigramme laisse le groupe atone et ressemble au plan d’un
cimetière. Faute de liens libidinaux cadrés par l’institution,
la seule forme d’existence d’un ensemble d’individus
est totalitaire (au sens d’un système verrouillé par
la « thanatho-technocratie »).
C’est pourtant cet investissement affectif qui fonde les liens libidinaux
structurant les échanges institutionnels entre les différents
membres de la communauté que la grande entreprise managériale
tente de faire disparaître -au nom d’un savoir expert impuissant
à le prendre en compte- tendant ainsi à nous entraîner
hors de la condition humaine du parlêtre.
«
Le marteau dans la tête ».
«
Quand on a un marteau dans la tête, on voit tous les problèmes
sous forme de clous » (10).
C’est le clou que tente d’enfoncer le discours managérial
dans le champ médico-social, armé d’une langue technoscientifique,
décervelante. Depuis quelque temps on a vu apparaître, dans
ce champ, de nouvelles lois auxquelles nul ne saurait s’opposer
tant leurs principes sont pertinents et qui, pourtant, prises à
la lettre systémique, engendrent la casse du sujet de la parole.
Soumises à l’idéologie scientiste, elles sont applicables
obligatoirement dans une perspective cognitivo-comportementale. Elles
privilégient l’expertise et la preuve statistique opposée
au sens commun qui noue un collectif par la parole. Ce sens commun ou
« Common decency » - que d’autres (11)
ont traduit par décence ordinaire- (12)
et dont Hannah Arendt et Georges Orwell, déploraient la perte,
cause, pour eux, de la crise de la culture.
Toutes sont ainsi énoncées au nom du bien de l’autre,
à la seule et unique condition que cet autre soit reconnu comme
un client auquel on propose un service. Le discours managérial
est un discours publicitaire. Le soin et l’accueil deviennent des
marchandises. Le symptôme, transformé en dysfonctionnement,
peut désormais être l’objet de quelques régulations.
La dite qualité du service s’appuie sur des principes fondamentaux
:
- Stockage et accumulation des droits : des handicapés, des usagers,
de la famille, des enfants, débouchant sur la délégalisation
au profit de la démultiplication des normes. – qui est la
conséquence de l’injonction scientiste d’évaluation
de la loi.
- Individualisation de masse – à ne pas confondre avec l’individuation
- portée par le fantasme d’un sujet délié de
l’institution du langage, au profit d’une maîtrise comportementale
par les techniques de l’image.
- Mise en avant de protocoles chargés de trouver une solution définitive
à certains problèmes humains (maltraitance, violence, etc…),
entrainant l’éradication définitive de la part d’ombre
et d’ambigüité de tout sujet parlant.
- Promotion du numérique, des réseaux et de leur interactivité
- aux dépens de l’institution et de la garantie des places
et des fonctions différenciées -déconnectant le sujet
lui-même d’une identité liée à une place
dans son histoire. Le mouvement généralisé de désinstitution
n’est rien d’autre que le passage de l’organisation
verticale autour de quoi se construisait une communauté qui s’adressait
à l’absent, à la forme horizontale des réseaux
où chaque mini-pouvoir, dans un ensemble dissocié, entre
en concurrence sauvage (libérale) avec l’autre.
- Promotion d’un discours managérial démocratique
partagé par tous (Sous le sceau de la gouvernance), au
nom d’une propagande scientiste diffusant un idéal de communication
sans malentendu, grâce à sa logique computationnelle.
La
qualité numérisée.
Le
point de verrouillage du discours managérial s’articule autour
du comptage qu’implique l’évaluation, toujours présentée
comme outil d’ordre ou de repérage pour traiter des manques
de l’individu et des dysfonctionnements de l’institution.
La sacro-sainte démarche qualité, introduite dans les institutions
de la parole - issue des techniques militaires et commerciales dont l’objectivité
nécessite qu’elle n’échappe pas au calcul quantitatif
- règne désormais sur l’ensemble du champ médico-social.
Son impératif de chiffrage au un par un a pour conséquences
de créer un « Novmonde » qui ne peut plus
se penser comme institué, c'est-à-dire en rapport avec l’institution
du langage, mais collectionne des solipsismes. Les questionnaires du contrôle
qualité ont pour objectif d’abolir la relation inter- subjective.
Ils consacrent la victoire des énoncés et de leur cohérence
technique, écrasant de leur poids incontestable la position d’énonciation
et la fragile indécision de la parole.
Ils
ont la particularité de découper le symptôme à
l’infini, le rendant accessible et transparent. L’avantage
du Novlangue, c’est de permettre de faire croire qu’il
atteint son objet, à la grande satisfaction du client. Modelés
sur la logique de production, ces questionnaires transforment la langue
en un code devenant le lieu d’échange de valeurs sémiotiques
aussi calculables que des valeurs marchandes (13).
Pas de faux-semblant, pas de manque, pas de singularité, pas de
style singulier pour ce code pragmatique, annulant le mystère qui
anime les êtres parlants. Nous sommes très éloignés
de la conception littéraire de la langue et des propos d’un
Mallarmé, qui disait :
« Il faut céder l’initiative aux mots, afin qu’ils
s’allument de reflets réciproques comme une virtuelle traînée
de feux sur des pierreries » (14).
Mais la conception gestionnaire du travail qui porte sur le résultat
et la rentabilité fait l’impasse sur l’investissement
subjectif qu’implique la praxis. « Le travail est foncièrement
subjectif, individuel et vivant », dit Christophe Dejours (15)
qui parle, par ailleurs, de mensonge institutionnalisé à
propos de l’évaluation.
Au fond, le savoir des experts qualiticiens abrite secrètement
le souhait de maîtriser la jouissance singulière du sujet.
Non content de le réduire à un calcul statistique, ils distillent
comme un poison le discours dont celui-là ne peut se déprendre,
obtenant de lui son consentement jusqu’au jugement d’auto-condamnation.
C’est la formule moderne de la servitude volontaire. Le
citoyen dépressif n’est pas loin. Car l’une des conséquences
majeures et catastrophiques de cette perversion ordinaire (16),
dans les institutions médico-sociales, c’est le désenchantement
de la langue, c'est-à-dire le désenchantement du monde.
Un monde plus jamais confronté au vide, nous délivre de
la peine de penser, au risque de la plénitude totalitaire qui,
par essence, repose sur les principes de la communication de masse :
- Refus de l’imputabilité de la parole. (désymbolisation).
- Négation de l’altérité, du passé et
de l’histoire. (formatage).
- Destruction de tout espace de subjectivation. (désinstitutionnalisation).
- Prise en charge globalisée des questions personnelles. (gestion
des masses).
- Attribution d’une « qualité », dès le
plus jeune âge.(17) (évaluation généralisée).
L’homme
« dé-solé ».
Alors
que le savoir scientiste tend à ignorer la vérité
et sa fragilité, comme mi-dire, la psychanalyse, me semble-t-il,
n’envisage pas d’entendre un énoncé sans reconnaître
et prendre en compte la position de l’énonciateur : c’est
précisément ce que Freud appelait le travail de la civilisation.
Pour l’effectuer, en tant que clinicien, ne s’agit-il pas
de s’interroger sur le statut social de la parole, sur son essentielle
constitution sociale ?
Mais notre posture sociale nous permet-elle encore d’entendre dans
les symptômes du malaise contemporain, l’appel qu’ils
impliquent ?
Car la condition du parlêtre n’est pas sans conditions
d’existence.
La question se pose, aujourd’hui, d’entendre la détresse
de ceux qui, du fait d’une économie psychique en apparente
mutation, sont dans l’impossibilité de rencontrer l’altérité,
se trouvant sans sol, exilés de la langue, enfermés dans
leur rêve d’échapper au réel.
C’est précisément la question que se posaient, il
y a cinquante ans, les tenants de la psychothérapie institutionnelle,
qu’on présente aujourd’hui comme obsolète –
ou qu’on ravale parfois aux couleurs du management participatif
! - mais qui affirmait, d’abord et avant tout, la nécessité
institutionnelle d’un accueil et d’une écoute de l’impossible
demande d’un psychotique débordé par son angoisse.
N’avaient-ils pas anticipé les difficultés que rencontre
le sujet, aujourd’hui, dans un nouveau type de configuration sociale
? Pouvons-nous faire l’hypothèse que l’absence de toute
demande chez les patients que nous rencontrons est souvent la conséquence
de leur défiance à l’égard d’une parole
désenchantée, dévaluée, désinstituée,
une parole qui ne tient pas et ne les soutient pas, une parole humiliée
? (18)
L’un des facteurs principaux de ce phénomène est évoqué
par Hannah Arendt : « Ce qui, dans le monde non totalitaire,
prépare les hommes à la domination totalitaire, c’est
le fait que la « désolation » qui, jadis, constituait
une expérience limite, subie dans certaines conditions sociales
marginales, telle que la vieillesse, est devenue l’expérience
quotidienne des masses toujours croissantes de notre siècle
» (19). La « désolation »,
« loneliness », est la solitude de l’homme
qu’un système totalitaire prive de sol. Le sol dont parle
l’auteur, c’est la « tiercéïté
», comme appui de la métaphorisation. C’est la
place garantie à l’énonciateur par le collectif.
Dans le champ médico-social, l’institution, récupératrice
du désir du sujet, avait malgré tout, vocation soignante
dans la mesure où elle formait l’objet d’arrière-plan
des traitements individuels. Elle était le fond culturel qui contient
les histoires singulières et leur donne sens (20).
Bricolant la différenciation des places et leurs articulations,
l’institution était ce lieu où il pouvait se passer
quelque chose et où les événements qui surgissaient
pouvaient être préfigurés ou configurés dans
une élaboration narrative constante, chacun n’existant que
par rapport aux autres dans une ambiance solidaire.
Il est impératif, aujourd’hui, de soutenir la légitimité
de ces institutions, réunissant les conditions d’écoute
des hommes « dé-solés ».
Mais, peut-on encore créer de petites unités, des «
Lieux pour dire » (21) où soient reconnus,
dans leur appel d’humanité, des enfants en grande difficulté
psychique ?
Il est vrai que l’expression fait rire les experts en humanité,
ceux qui savent sur l’autre, technobureaucrates aussi bien qu’universitaires.
Pour qu’à l’exclusion subjective que génère
le savoir scientiste, ne répondent pas les craintes, les culpabilités
et les haines, pourrait-on faire valoir cette autre façon d’être
au monde, cette autre façon d’écouter et de dire ?
Afin de garantir un espace de pratique analytique, pourrait-on demander
aux prétendus nouveaux managers médico-sociaux de se pencher
sur la question de leur place et de leur fonction ? Pourrait-on leur demander
de s’exposer au risque de l’énonciation sans se réfugier
derrière le catalogue des énoncés ? Pourrait-on leur
demander, aussi, d’accepter les ratages, la surprise, l’après-coup
et la remise en question ? Autrement dit, pourrait-on leur demander de
garantir la pensée, sans être un simple rouage de la grande
machine? En un mot, pourrait-on leur demander de tenir position ?
L’institution
structurée comme un langage.
Ceux
qui travaillent toujours sur le fil d’une « institution structurée
comme un langage », tentent de ne pas évacuer les questions
du désir et du transfert. Aménager des espaces de subjectivation,
lieux d’asile d’une parole vraie, nécessite une distance
critique avec le monde maîtrisé des besoins et de la réification
de l’autre.
Leur travail de clinique institutionnelle nécessite un espace repéré,
à l’intérieur duquel la parole puisse être libre,
permettant tout débat ou tout conflit. Non un espace où
l’on donne la parole, au nom de la démocratie, mais un espace
où celle-là peut être prise, à tout moment,
par quiconque.
Cet effort permanent sur soi-même, qui oblige à interroger
les phénomènes transférentiels, est porté
par cinq conditions principales :
- L’affirmation symbolique d’un lieu de reconnaissance de
la valeur humaine de la folie,
- L’acceptation du temps nécessaire à toute élaboration
psychique chez des sujets en souffrance,
- La « compétence métaphorique » issue de l’histoire
et de l’expérience,
- L’affirmation de la différence des places issue de la généalogie,
- L’exigence d’une éthique du soin par la parole.
Ce sont les exigences du « travail de la civilisation ».
Il est impératif de soutenir ce travail par la pertinence d’un
projet évalué à l’aune de la rigueur éthique
plutôt que de le livrer au dosage hasardeux « d’un équilibre
entre logique administrative et exigence de l’éthique »,
comme le recommandait, il y a quelque temps, un texte officiel.
Ce discours est-il audible, aujourd’hui, dans un contexte d’évitement
de toute rencontre avec l’étrange ? Serions-nous devenus
des chevaliers de l’impossible voulant établir un barrage
aux jouissances pulsionnelles narcissiques, pour restaurer l’altérité
? Devons-nous laisser un enfant dans le rien, sans manque, sans Autre,
c’est-à-dire hors langage ? Avons-nous oublié que
les lois de celui-ci sont l’invariant nécessaire à
la réalité psychique ? Entendre l’enseignement de
Lacan, n’est-ce pas découvrir que c’est moins le père
que l’institution du langage qui est apte à mettre en place
un processus de renoncement pulsionnel ?
Pour ce faire, y-a-t-il une alternative au conflit entre pratiques de
suggestion et pratiques de conditionnement, ce que ceux d’entre
nous qui ne veulent pas prendre position contre la pente insidieuse du
modernisme, appellent pratique réactionnaire du symbolique portée
par les signifiants de la tradition, opposée à la pratique
« progressiste » appuyée sur le réel de la science
?
A mon avis, la stigmatisation des pratiques passéistes du symbolique
discrédite le discours analytique et sa pratique, par auto-dénonciation.
Contester la rupture du fil de la tradition, par exemple, n’équivaut
pas à une réaction nostalgique. On peut s’appuyer
sur « la tradition des signifiants » plutôt que sur
les signifiants de la tradition, et, au lieu d’ironiser sur leur
valeur, s’interroger sur les causes de la rupture de ce fil. Pourraient-ils
ainsi, nous permettre de résister au ravalement du discours analytique
et à sa réduction en bouillie adaptative ?
Si notre objectif, aujourd’hui, est de pouvoir entendre le symptôme
partout où il se trouve, et viser à ce qu’il a de
réel comme appel, nous devons interroger nos pratiques, c’est-à-dire
risquer la psychanalyse en extension, sans renier les principes qui fondent
l’acte.
«
Informatisme » et haine de la langue.
Un
ministre de l’éducation nationale disait, il y a quelques
années : « Les neurosciences apportent des réponses
cruciales en matière d’éducation, de soin, et de savoir
». Certes, mais à quel prix ?
Le mépris de la langue de nos pères (à acquérir
pour la posséder) (22), le refus de sa fonction
symbolique, et sa contamination par un vocabulaire voué à
la gestion managériale, entament le rapport à soi et à
l’autre. Celle-là pense pouvoir en finir avec l’autorité
de la parole et l’attente croyante qu’elle suscite, fauteurs
de troubles économiques.
S’il n’y a pas d’autre pouvoir que celui de la langue,
son instrumentalisation nouant techniquement le lien social, s’élabore
principalement dans les coulisses du marché spectaculaire.
Georges Orwell, dans sa prophétie, a décrit ce novmonde
tissé d’un code, l’Angsoc. Les principes du Novlangue,
mettent en cause la décence ordinaire dont les vertus de reconnaissance,
de partage et d’échange (23) sont en parfaite
concordance avec la fonction symbolique.
Une propagande largement médiatisée, a pour but de tisser
le discours courant d’injonctions techno scientistes. Elle se développe
en toute impudeur. Le tour de passe-passe consiste à invoquer,
à grand renfort d’enquêtes et de preuves statistiques,
les conclusions de la polémique inné/acquis à propos
de l’autisme, par exemple, quand le caractère incontestable
du terrain génétique ne relève pas du même
registre que celui de la reconnaissance symbolique du sujet parlant !
Or, à l’absolu d’une causalité linéaire
revendiquée par l’approche comportementale, la pratique psychanalytique
se livre au « report infini de la vérité à
travers le langage» (24), et cherche à
entendre non seulement le sens des mots mais aussi leur résonance.
Elle implique l’interrogation permanente, autant de celui qui parle
que de celui qui écoute. Elle s’oppose donc à toute
réification. Sinon elle rejoindrait le camp de ceux qui soutiennent,
souvent par crainte de l’autre étranger, le « féroce
désir de ne pas co-naître » (25).
« La psychanalyse, dit Jean Clair, est moins une clinique qu’une
discipline, moins une thérapeutique qu’une morale »
et il poursuit :
« La hargne, souvent la haine dont la psychanalyse semble désormais
la proie, renvoie à une aversion plus profonde : la haine du langage
telle qu’elle s’exprime dans l’homme d’aujourd’hui,
et Jean Clair poursuit ainsi : « […] Domination absolue du
sensoriel sur le spirituel. […] Le Sinnlichkeit que redoutait Freud
a fini par l’emporter sur le Geistigkeit dont il se réclamait.
[…] Nous semblons désormais en perpétuelle représentation,
sommés de bavarder sans penser.
[…]La psychanalyse avait gardé, ainsi, seule peut-être
dans un univers totalement technicisé, le respect de la langue.
Dans la Bérézina du système éducatif, elle
s’obstinait, demeurée fidèle à la loi du logos
et dans le calme du cabinet, à sauver coûte que coûte
les mots de la tribu.
Freud, dit-on, écrivait comme Goethe. La comparaison est sans doute
excessive, mais son sens est sous-estimé : pratiquer l’analyse,
c’est bien avoir de la langue une connaissance si intime, si précise,
exacte et poétique à la fois, qu’elle s’apparente
à celle d’un écrivain.
Cette prétention-là est devenue intolérable. Les
hommes s’expriment désormais par purs réflexes cognitifs,
ne répondent qu’à des stimuli sensoriels, comme le
chien de Pavlov salive et aboie. Tout trouble ou tout ralentissement dans
la communication ne relève que du physico-chimique.
Ceux qui hurlent à la mort aujourd’hui contre la psychanalyse
le font en écho à ceux qui, dans les années 30, en
URSS et en Allemagne, voulaient interdire son exercice. Voici revenu le
temps des brutes. »
Haine du langage et par conséquent de l’être parlant
dont certains vantent la mutation en homme neuro économique, servent
une conception dite nouvelle, conception « bouchère »
(26) de l’humanité de l’homme.
Dans cette période d’une inquiétante familiarité,
période de crise des valeurs humaines qu’elles soient économiques
ou morales, la maîtrise technique de la condition d’un être
parlant réduit à l’échange stimulus-réponse,
apparaît désormais comme le vœu du plus grand nombre.
Le novmonde de l’informatisme s’accommode aisément
d’une langue réduite au conditionnement pavlovien. Comme
dans le roman d’Orwell, on assiste au formatage, par le miniver
(27), de textes réécrivant l’histoire
et la relation de tous les événements.
Déjà, certains textes officiels subissent la contamination
d’un Novlangue managérial restreignant les limites de la
pensée critique, au profit d’un savoir comportemental sur
l’autre. A leurs recommandations d’expériences politiquement
correctes, de mises en grille et de réifications, s’ajoute
une dissuasion discrète quant aux pratiques qui s’autorisent
de la demande du sujet et qui font place à l’inconscient,
c’est-à-dire à la part constitutive du parlêtre,
rebelle parce que désirante.
Les pratiques psychanalytiques qui n’abolissent pas leurs propres
concepts en changeant de vocabulaire, ne sont pas interdites, bien sûr,
ce qui nécessiterait d’assumer la responsabilité d’une
inter-diction. Le tour de passe-passe de la gouvernance consiste à
ne pas recommander (28) celle qui refuse de se soumettre
à l’ordre linguistique officiel, ce qui revient au quotidien,
à laisser au zèle des serviteurs volontaires la gestion
programmée de l’extinction des lieux d’asile d’une
parole vraie. Le réseau (terme fétiche du Novlangue) non-lieu
de la parole prétendument prise par tous (29),
rend caduque l’institution (terme désuet), espace de reconnaissance
et de socialisation favorisant la métabolisation du symptôme
en parole.
C’est
à l’expérience concrète de ceux qui ont travaillé
la question institutionnelle en référence à la psychanalyse
que nous devons de pouvoir entendre la valeur humaine de la folie comme
appel. Comme le disait François Tosquelles :
« L’homme souffrant ira toujours à la recherche d’un
lieu où il puisse parler, voire dissimuler sa souffrance psychique,
et ces lieux seront toujours – hors de soi et à l’intérieur
de soi – des lieux institutionnalisés, c’est-à-dire
des lieux, plus ou moins rituels, de rencontre et de parole entretenue
avec les autres » (30).
Il
nous reste à réinterroger les tours de la servitude volontaire,
en nous tournant vers les poètes qui, nous arrachant au conditionnement
animalier, laissent, par amour, résonner les mots sur le métier
à tisser de la langue, sachant que : « C’est la langue
qui poétise et qui parle à ta place » (31)…
Guy-Arthur Rousseau, Nantes, le 6 décembre 2011.
1-
Ce texte, établi à l’occasion d’une intervention
au cours du meeting « Guerre dans la civilisation, la psychanalyse
face aux défis de nos sociétés démocratiques
au XXIe siècle » , a été annoté
et remanié dans sa dernière partie.
2-
Guy Arthur Rousseau, psychanalyste, ancien directeur d’institut
médico-social (centre de Guénouvry), enseignant et formateur.
Cofondateur de l’association Continuo Ostinato, éthique
de la parole et clinique institutionnelle.
3-
« A la fin des années quatre-vingt, dans le monde occidental,
surgirent soudain les saccages post-mortem.
Bruno Bettelheim avait écrit les deux plus beaux livres qui aient
été consacrés à la mutilation et à
l’autisme. À l’annonce de la nouvelle de son suicide
eut lieu un sacrifice haineux. […] En France l’exécration
prit aussitôt un caractère antisémite. Il aurait dû
être marchand de bois à Vienne et se perdre dans les convois.
Aux États-Unis on put lire : pourquoi ce rescapé hideux
des camps de la mort était-il venu se suicider chez nous ? Était-ce
ainsi qu’on témoignait sa gratitude à son pays d’accueil
? »
Pascal Quignard, « La barque silencieuse ».Seuil.
4-
Cité par R. Gori et Marie Josée Del Volgo « Exilés
de l’intime » - Denoël.
5-
«Le but du Novlangue était, non seulement de fournir
un mode d’expression aux idées générales et
aux habitudes mentales des dévots de l’Angsoc, mais de rendre
impossible tout autre mode de pensée.
Il était entendu que lorsque le nouveau Novlangue serait une fois
pour toutes adopté et que l’Ancilangue serait oublié,
une idée hérétique – c’est-à-dire
une idée s’écartant des principes de l’Angsoc–
serait littéralement impensable, du moins dans la mesure où
la pensée dépend des mots. »
G. Orwell.1984, Folio.
6-
J.P. Dupuy. « Le sacrifice et l’envie». Calmann-Lévy.
7-
Nietzsche, « Le gai savoir ».
8-
P. Legendre disait, il y a peu : « Je suis un homme du passé
et d’un avenir très lointain. » in « Vues
éparses », entretiens radiophoniques avec Philippe Petit.
Mille et une nuits.
9-
F. Tosquelles, Structure et rééducation thérapeutique.
Éditions universitaires.
10-
Serge Latouche « Petit traité de la décroissance
sereine »
11-
Bruce Bégout, De la décence ordinaire. Cité
par J.C. Michéa, le complexe d’Orphée. Climats.
12-
Celle-ci est à rapprocher du savoir pratique, solidaire du vivre
ensemble, elle a des affinités, bien sur, avec le savoir issu de
la rencontre, le savoir inconscient.
13-
A noter que la promotion de l’évaluation est contemporaine
de la diabolisation dans le discours courant, de tout jugement de valeur
!
14-
Mallarmé cité par D.R.Dufour « Le divin marché
».
15-
Christophe Dejours – Revue Française de Psychanalyse.
16-
Cf. J.P. Lebrun
17-
En 1967, dans un « Petit discours aux psychiatres»
(enregistrement lacunaire, à ma connaissance non publié),
Lacan s’adressait à des internes en psychiatrie, dans ces
termes : « Le langage n’est pas fait pour la communication
», et plus loin : « Je ne fais là allusion à
rien d’autre qu’à l’existence de ce qu’on
appelle les mass-médias, à savoir ces regards errants et
ces voix folâtres dont vous êtes tout naturellement destinés
à être de plus en plus entourés - sans qu’il
n’y ait pour les supporter autre chose que [ce qui est intéressé
]par le sujet de la science qui vous les déverse dans les yeux
et dans les oreilles.
Seulement il y à une rançon à çà
[…] c’est que, probablement, en raison de cette structure
profonde, les progrès de la civilisation universelle vont se traduire,
non seulement par un certain malaise comme déjà Monsieur
Freud s’en était aperçu, mais par une pratique dont
vous verrez qu’elle va devenir de plus en plus étendue, qui
ne fera pas tout de suite voir son vrai visage, mais qui a un nom, qu’on
le transforme ou pas, voudra toujours dire la même chose et qui
va se passer : la ségrégation.
Messieurs les nazis, vous pourriez leur en avoir une reconnaissance considérable,
ont été les précurseurs et ont d’ailleurs eu
tout de suite un peu plus à l’est, des imitateurs, pour ce
qui est de concentrer les gens- c’est la rançon de cette
universalisation pour autant qu’elle ne résulte que du progrès
du sujet de la science ». On peut penser que Lacan y allait
fort, mais c’était en… Novembre 1967 !
Ces propos, nous dit-on, renforcent les résistances à la
psychanalyse. Certes, si l’on pense qu’ils accusent des personnes,
quand ce sont des méthodes qu’ils mettent en cause.
18-
Cf. Jacques Ellul : «La parole humiliée », le seuil.
1981.
19-
Cité par J.P.Lebrun « Les désarrois nouveaux du
sujet», Erès.
20-
Jacques Hochmann : article Autisme et narration, perspectives actuelles,
in Carnet psy, hors série.
21-
Cf. « Un lieu pour dire. Trente ans de clinique institutionnelle
à Guénouvry ». Éditions ENSP.
22-
« Ce que tu as hérité de tes pères, acquiert
le pour le posséder ».Goethe, Faust, cité par
Sigmund Freud.
23-
Cf. Jean-Claude Michéa, le complexe d’Orphée,
la gauche, les gens ordinaires et la religion du progrès.
Climat.
24-
Roland Barthes : La quinzaine littéraire, numéro
205.
25-
Cette fameuse formule était précédemment employée
pour désigner le mécanisme autistique chez l’enfant.
Il semble bien que l’on pourrait l’utiliser désormais
pour l’ensemble du champ d’accueil du petit d’homme,
s’il est soumis aux injonctions du discours scientiste.
26-
Pierre Legendre.
27-
Ministère de la Vérité, 1984.
28-
Cf. A ce sujet le mouvement de « sauve-qui-peut »
qui consiste chez certains psychanalystes à céder sur leur
propre vocabulaire.
29-
Dans « la dignité de penser », Roland Gori
évoque Walter Benjamin, à propos de la modification de la
nature du savoir et de la parole dans nos sociétés spectaculaires
: « Chaque spectateur peut se transformer en expert, mais encore
parce que l’attitude de cet expert au cinéma exige de lui
aucun effort d’attention. Le public des salles obscures est bien
un examinateur mais un examinateur distrait ».
30-
François Tosquelles, « Soins psychiatriques »
numéro 9-1981.
31-
Schiller. Cité par Roland Gori dans : « La dignité
de penser », LLL, les liens qui libèrent.
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