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La Langue du Management / 2 (1)

Guy-Arthur ROUSSEAU (2)

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Réjouissons-nous, la guerre est finie… et, nous l’avons sans doute perdue. La paix, nous l’avons jouée à la roulette russe du discours scientiste et, nous l’avons payée au prix fort de la mort de l’âme, comme l’aurait dit Bruno Bettelheim. Mais peut-on citer encore aujourd’hui ce pestiféré qui fut lui-même lynché jusqu’après sa mort par les agents du politiquement correct ? (3)
Si nous avons perdu, c’est en cédant sur l’essentiel, en cédant sur la langue.
Qui de nous, désormais, c'est-à-dire, cinquante ans après l’avènement du manageriat, s’insurge encore contre cette expression : « La gestion des ressources humaines » ? Nous avons été contaminés par les signifiants des calculs gestionnaires, et nos défenses immunitaires n’ont guère résisté à l’invasion.
Dans son ouvrage « La langue du troisième Reich », Victor Klemperer montre que les mots fonctionnent comme un poison, en doses minuscules : « On les avale sans y prendre garde. Ils semblent ne faire aucun effet et voilà qu’après quelque temps, l’effet toxique se fait sentir » (4).
Il n’y a pas de nouveau management dans le champ médico-social, tout juste une infiltration de l’idéologie scientiste et de sa prétention à la maîtrise, par numérisation de la condition humaine. Le management est tout simplement paradigmatique de la mutation du lien social. Diffusant le Novlangue appliqué à une régulation calculée du lien intersubjectif, la technoscience participe de l’extinction de la pratique freudienne par l’abolition de ses concepts.
Son outil de manipulation généralisée, la communication, fait triompher la logique binaire, favorisant le jeu de miroirs au palais des glaces d’un empire sans empereur.
Aussi, la révolution informatique et sa causalité linéaire, peuvent elles se passer de l’opération fondatrice de la psyché pour rendre compte d’un homme réduit à son comportement. Celui-ci est tissé d’un Novlangue managérial, c'est-à-dire, manipulateur, dans son étymologie, fonctionnant comme une véritable machine à désubjectiver. Il comporte d’ailleurs de surprenantes similitudes avec les échantillons de « l’Angsoc » imagée par Orwell dans l’appendice de son roman « 1984 », « Les principes du Novlangue » (5).
Désormais, dans le champ médico-social, on n’éprouve plus les valeurs, on les évalue simplement en bénéfices ou en déficits. Ce manichéisme, quasiment inconscient de lui-même, non seulement anesthésie notre pensée et nos questions critiques, mais nous rassure aussi et nous protège comme le faisait la religion. Il est exclusivement au service du « divin marché » comme le dit Dany Robert Dufour qui cite « un économiste lucide » (sic) : « L’économie est la forme essentielle du monde moderne et les préoccupations économiques sont nos préoccupations principales. Pourtant le vrai sens de la vie est ailleurs. Tous le savent, tous l’oublient, pourquoi » (6).
Quelle que soit leur discipline, nombreux sont ceux qui, aujourd’hui, se posent la question de la réduction de la langue qu’ils habitent, c’est-à-dire se posent la question de Nietzsche :
« Comment avons-nous pu vider la mer ? » (7)
Comment, en effet, sommes-nous entrés dans cette ère dite nouvelle, ère de la désubjectivation de masse par épuration des organisations symboliques et casse systématique de l’institution du sujet de la parole ? Comment avons-nous pu nous accrocher nous-mêmes à des standards institués plutôt que d’assumer l’inquiétude d’interroger nos propres institutions, et en particulier l’institution du langage ? Comment avons-nous pu être séduits par la langue réductrice d’un ordre nouveau ? Le sens de notre malaise ne relève-t-il pas, comme le disait Pierre Legendre, avec une certaine nostalgie (8), sans doute, de l’impossibilité « de faire l’effort de comprendre le tragique destin de l’interprète dans la culture de l’occident ? »



« Un bon père de famille».

S’il n’y a pas de nouveau management dans le champ médico-social, c’est que celui-ci a subi l’avènement d’un monde, qu’on dit en progrès, dans lequel la dénégation du pouvoir a pris le nom de la gouvernance. Les signes de la modernité s’opposant aux signifiants de la tradition, les nouveaux maîtres se sont institués « sujets supposés pouvoir », dégageant ainsi subrepticement une responsabilité sociale, désormais assurée par l’expertise.
Jusqu’alors, les institutions étaient dirigées par un directeur, plus ou moins charismatique, qui était chargé d’animer l’équipe, de garantir sa cohésion pluridisciplinaire, et de faire appliquer la loi, en l’occurrence, le sens du soin, collectivement choisi. Il agissait ainsi « en bon père de famille », comme l’écrivait alors le droit.
Si cette expression désuète nous fait rire aujourd’hui, il ne faut pas oublier qu’elle venait assurer la possibilité de faire groupe, selon l’équation logique qui veut que, pour qu’un groupe consiste, il lui faut un élément qui soit extérieur, en position d’exception, illusion nécessaire à l’avènement de l’être parlant.
François Tosquelles parlait ainsi de ce qu’il appelait le processus d’humanisation : « La fonction symbolique du langage, ça n’est pas au niveau de la compréhension des messages que ça s’établit, c’est au niveau du partage des signifiants et des rencontres avec d’autres, porteurs de l’autre partie, par où quelqu’un trouve ou retrouve sa place. C’est la fonction des mots de passe ou des tessères antiques partagées en gage de reconnaissance » (9).
Le directeur n’était-il pas en position de faire entendre ce partage de la tessère, c’est-à-dire en position de garantir la possibilité de reconnaissance de l’Autre ?
On sait que Freud, lui-même, mettait en évidence dans « Psychologie des foules et analyse du moi », le lien indissociable entre individu et société. Il insistait sur la notion fondamentale de réciprocité comme fiction nécessaire représentative de l’humanité de l’homme. Dans un groupe, cette réciprocité, à partir de la garantie des places et des fonctions, se jouait sous une forme ou une autre de mouvement affectif (accueil, identification, amour, hostilité, partage, échange), dynamique du lien qui faisait vivre l’institution.
Sans l’implication inconsciente donnant vie aux réseaux d’échanges, l’organigramme laisse le groupe atone et ressemble au plan d’un cimetière. Faute de liens libidinaux cadrés par l’institution, la seule forme d’existence d’un ensemble d’individus est totalitaire (au sens d’un système verrouillé par la « thanatho-technocratie »).
C’est pourtant cet investissement affectif qui fonde les liens libidinaux structurant les échanges institutionnels entre les différents membres de la communauté que la grande entreprise managériale tente de faire disparaître -au nom d’un savoir expert impuissant à le prendre en compte- tendant ainsi à nous entraîner hors de la condition humaine du parlêtre.

 

« Le marteau dans la tête ».

« Quand on a un marteau dans la tête, on voit tous les problèmes sous forme de clous » (10).
C’est le clou que tente d’enfoncer le discours managérial dans le champ médico-social, armé d’une langue technoscientifique, décervelante. Depuis quelque temps on a vu apparaître, dans ce champ, de nouvelles lois auxquelles nul ne saurait s’opposer tant leurs principes sont pertinents et qui, pourtant, prises à la lettre systémique, engendrent la casse du sujet de la parole. Soumises à l’idéologie scientiste, elles sont applicables obligatoirement dans une perspective cognitivo-comportementale. Elles privilégient l’expertise et la preuve statistique opposée au sens commun qui noue un collectif par la parole. Ce sens commun ou « Common decency » - que d’autres (11) ont traduit par décence ordinaire- (12) et dont Hannah Arendt et Georges Orwell, déploraient la perte, cause, pour eux, de la crise de la culture.
Toutes sont ainsi énoncées au nom du bien de l’autre, à la seule et unique condition que cet autre soit reconnu comme un client auquel on propose un service. Le discours managérial est un discours publicitaire. Le soin et l’accueil deviennent des marchandises. Le symptôme, transformé en dysfonctionnement, peut désormais être l’objet de quelques régulations. La dite qualité du service s’appuie sur des principes fondamentaux :
- Stockage et accumulation des droits : des handicapés, des usagers, de la famille, des enfants, débouchant sur la délégalisation au profit de la démultiplication des normes. – qui est la conséquence de l’injonction scientiste d’évaluation de la loi.
- Individualisation de masse – à ne pas confondre avec l’individuation - portée par le fantasme d’un sujet délié de l’institution du langage, au profit d’une maîtrise comportementale par les techniques de l’image.
- Mise en avant de protocoles chargés de trouver une solution définitive à certains problèmes humains (maltraitance, violence, etc…), entrainant l’éradication définitive de la part d’ombre et d’ambigüité de tout sujet parlant.
- Promotion du numérique, des réseaux et de leur interactivité - aux dépens de l’institution et de la garantie des places et des fonctions différenciées -déconnectant le sujet lui-même d’une identité liée à une place dans son histoire. Le mouvement généralisé de désinstitution n’est rien d’autre que le passage de l’organisation verticale autour de quoi se construisait une communauté qui s’adressait à l’absent, à la forme horizontale des réseaux où chaque mini-pouvoir, dans un ensemble dissocié, entre en concurrence sauvage (libérale) avec l’autre.
- Promotion d’un discours managérial démocratique partagé par tous (Sous le sceau de la gouvernance), au nom d’une propagande scientiste diffusant un idéal de communication sans malentendu, grâce à sa logique computationnelle.

 

La qualité numérisée.

Le point de verrouillage du discours managérial s’articule autour du comptage qu’implique l’évaluation, toujours présentée comme outil d’ordre ou de repérage pour traiter des manques de l’individu et des dysfonctionnements de l’institution. La sacro-sainte démarche qualité, introduite dans les institutions de la parole - issue des techniques militaires et commerciales dont l’objectivité nécessite qu’elle n’échappe pas au calcul quantitatif - règne désormais sur l’ensemble du champ médico-social. Son impératif de chiffrage au un par un a pour conséquences de créer un « Novmonde » qui ne peut plus se penser comme institué, c'est-à-dire en rapport avec l’institution du langage, mais collectionne des solipsismes. Les questionnaires du contrôle qualité ont pour objectif d’abolir la relation inter- subjective. Ils consacrent la victoire des énoncés et de leur cohérence technique, écrasant de leur poids incontestable la position d’énonciation et la fragile indécision de la parole.

Ils ont la particularité de découper le symptôme à l’infini, le rendant accessible et transparent. L’avantage du Novlangue, c’est de permettre de faire croire qu’il atteint son objet, à la grande satisfaction du client. Modelés sur la logique de production, ces questionnaires transforment la langue en un code devenant le lieu d’échange de valeurs sémiotiques aussi calculables que des valeurs marchandes (13). Pas de faux-semblant, pas de manque, pas de singularité, pas de style singulier pour ce code pragmatique, annulant le mystère qui anime les êtres parlants. Nous sommes très éloignés de la conception littéraire de la langue et des propos d’un Mallarmé, qui disait :
« Il faut céder l’initiative aux mots, afin qu’ils s’allument de reflets réciproques comme une virtuelle traînée de feux sur des pierreries » (14).
Mais la conception gestionnaire du travail qui porte sur le résultat et la rentabilité fait l’impasse sur l’investissement subjectif qu’implique la praxis. « Le travail est foncièrement subjectif, individuel et vivant », dit Christophe Dejours (15) qui parle, par ailleurs, de mensonge institutionnalisé à propos de l’évaluation.
Au fond, le savoir des experts qualiticiens abrite secrètement le souhait de maîtriser la jouissance singulière du sujet. Non content de le réduire à un calcul statistique, ils distillent comme un poison le discours dont celui-là ne peut se déprendre, obtenant de lui son consentement jusqu’au jugement d’auto-condamnation. C’est la formule moderne de la servitude volontaire. Le citoyen dépressif n’est pas loin. Car l’une des conséquences majeures et catastrophiques de cette perversion ordinaire (16), dans les institutions médico-sociales, c’est le désenchantement de la langue, c'est-à-dire le désenchantement du monde. Un monde plus jamais confronté au vide, nous délivre de la peine de penser, au risque de la plénitude totalitaire qui, par essence, repose sur les principes de la communication de masse :
- Refus de l’imputabilité de la parole. (désymbolisation).
- Négation de l’altérité, du passé et de l’histoire. (formatage).
- Destruction de tout espace de subjectivation. (désinstitutionnalisation).
- Prise en charge globalisée des questions personnelles. (gestion des masses).
- Attribution d’une « qualité », dès le plus jeune âge.(17) (évaluation généralisée).

 

L’homme « dé-solé ».

Alors que le savoir scientiste tend à ignorer la vérité et sa fragilité, comme mi-dire, la psychanalyse, me semble-t-il, n’envisage pas d’entendre un énoncé sans reconnaître et prendre en compte la position de l’énonciateur : c’est précisément ce que Freud appelait le travail de la civilisation. Pour l’effectuer, en tant que clinicien, ne s’agit-il pas de s’interroger sur le statut social de la parole, sur son essentielle constitution sociale ?
Mais notre posture sociale nous permet-elle encore d’entendre dans les symptômes du malaise contemporain, l’appel qu’ils impliquent ?
Car la condition du parlêtre n’est pas sans conditions d’existence.
La question se pose, aujourd’hui, d’entendre la détresse de ceux qui, du fait d’une économie psychique en apparente mutation, sont dans l’impossibilité de rencontrer l’altérité, se trouvant sans sol, exilés de la langue, enfermés dans leur rêve d’échapper au réel.
C’est précisément la question que se posaient, il y a cinquante ans, les tenants de la psychothérapie institutionnelle, qu’on présente aujourd’hui comme obsolète – ou qu’on ravale parfois aux couleurs du management participatif ! - mais qui affirmait, d’abord et avant tout, la nécessité institutionnelle d’un accueil et d’une écoute de l’impossible demande d’un psychotique débordé par son angoisse. N’avaient-ils pas anticipé les difficultés que rencontre le sujet, aujourd’hui, dans un nouveau type de configuration sociale ? Pouvons-nous faire l’hypothèse que l’absence de toute demande chez les patients que nous rencontrons est souvent la conséquence de leur défiance à l’égard d’une parole désenchantée, dévaluée, désinstituée, une parole qui ne tient pas et ne les soutient pas, une parole humiliée ? (18)
L’un des facteurs principaux de ce phénomène est évoqué par Hannah Arendt : « Ce qui, dans le monde non totalitaire, prépare les hommes à la domination totalitaire, c’est le fait que la « désolation » qui, jadis, constituait une expérience limite, subie dans certaines conditions sociales marginales, telle que la vieillesse, est devenue l’expérience quotidienne des masses toujours croissantes de notre siècle » (19). La « désolation », « loneliness », est la solitude de l’homme qu’un système totalitaire prive de sol. Le sol dont parle l’auteur, c’est la « tiercéïté », comme appui de la métaphorisation. C’est la place garantie à l’énonciateur par le collectif.
Dans le champ médico-social, l’institution, récupératrice du désir du sujet, avait malgré tout, vocation soignante dans la mesure où elle formait l’objet d’arrière-plan des traitements individuels. Elle était le fond culturel qui contient les histoires singulières et leur donne sens (20). Bricolant la différenciation des places et leurs articulations, l’institution était ce lieu où il pouvait se passer quelque chose et où les événements qui surgissaient pouvaient être préfigurés ou configurés dans une élaboration narrative constante, chacun n’existant que par rapport aux autres dans une ambiance solidaire.
Il est impératif, aujourd’hui, de soutenir la légitimité de ces institutions, réunissant les conditions d’écoute des hommes « dé-solés ».
Mais, peut-on encore créer de petites unités, des « Lieux pour dire » (21) où soient reconnus, dans leur appel d’humanité, des enfants en grande difficulté psychique ?
Il est vrai que l’expression fait rire les experts en humanité, ceux qui savent sur l’autre, technobureaucrates aussi bien qu’universitaires. Pour qu’à l’exclusion subjective que génère le savoir scientiste, ne répondent pas les craintes, les culpabilités et les haines, pourrait-on faire valoir cette autre façon d’être au monde, cette autre façon d’écouter et de dire ?
Afin de garantir un espace de pratique analytique, pourrait-on demander aux prétendus nouveaux managers médico-sociaux de se pencher sur la question de leur place et de leur fonction ? Pourrait-on leur demander de s’exposer au risque de l’énonciation sans se réfugier derrière le catalogue des énoncés ? Pourrait-on leur demander, aussi, d’accepter les ratages, la surprise, l’après-coup et la remise en question ? Autrement dit, pourrait-on leur demander de garantir la pensée, sans être un simple rouage de la grande machine? En un mot, pourrait-on leur demander de tenir position ?

 

L’institution structurée comme un langage.

Ceux qui travaillent toujours sur le fil d’une « institution structurée comme un langage », tentent de ne pas évacuer les questions du désir et du transfert. Aménager des espaces de subjectivation, lieux d’asile d’une parole vraie, nécessite une distance critique avec le monde maîtrisé des besoins et de la réification de l’autre.
Leur travail de clinique institutionnelle nécessite un espace repéré, à l’intérieur duquel la parole puisse être libre, permettant tout débat ou tout conflit. Non un espace où l’on donne la parole, au nom de la démocratie, mais un espace où celle-là peut être prise, à tout moment, par quiconque.
Cet effort permanent sur soi-même, qui oblige à interroger les phénomènes transférentiels, est porté par cinq conditions principales :
- L’affirmation symbolique d’un lieu de reconnaissance de la valeur humaine de la folie,
- L’acceptation du temps nécessaire à toute élaboration psychique chez des sujets en souffrance,
- La « compétence métaphorique » issue de l’histoire et de l’expérience,
- L’affirmation de la différence des places issue de la généalogie,
- L’exigence d’une éthique du soin par la parole.
Ce sont les exigences du « travail de la civilisation ».
Il est impératif de soutenir ce travail par la pertinence d’un projet évalué à l’aune de la rigueur éthique plutôt que de le livrer au dosage hasardeux « d’un équilibre entre logique administrative et exigence de l’éthique », comme le recommandait, il y a quelque temps, un texte officiel.
Ce discours est-il audible, aujourd’hui, dans un contexte d’évitement de toute rencontre avec l’étrange ? Serions-nous devenus des chevaliers de l’impossible voulant établir un barrage aux jouissances pulsionnelles narcissiques, pour restaurer l’altérité ? Devons-nous laisser un enfant dans le rien, sans manque, sans Autre, c’est-à-dire hors langage ? Avons-nous oublié que les lois de celui-ci sont l’invariant nécessaire à la réalité psychique ? Entendre l’enseignement de Lacan, n’est-ce pas découvrir que c’est moins le père que l’institution du langage qui est apte à mettre en place un processus de renoncement pulsionnel ?
Pour ce faire, y-a-t-il une alternative au conflit entre pratiques de suggestion et pratiques de conditionnement, ce que ceux d’entre nous qui ne veulent pas prendre position contre la pente insidieuse du modernisme, appellent pratique réactionnaire du symbolique portée par les signifiants de la tradition, opposée à la pratique « progressiste » appuyée sur le réel de la science ?
A mon avis, la stigmatisation des pratiques passéistes du symbolique discrédite le discours analytique et sa pratique, par auto-dénonciation.
Contester la rupture du fil de la tradition, par exemple, n’équivaut pas à une réaction nostalgique. On peut s’appuyer sur « la tradition des signifiants » plutôt que sur les signifiants de la tradition, et, au lieu d’ironiser sur leur valeur, s’interroger sur les causes de la rupture de ce fil. Pourraient-ils ainsi, nous permettre de résister au ravalement du discours analytique et à sa réduction en bouillie adaptative ?
Si notre objectif, aujourd’hui, est de pouvoir entendre le symptôme partout où il se trouve, et viser à ce qu’il a de réel comme appel, nous devons interroger nos pratiques, c’est-à-dire risquer la psychanalyse en extension, sans renier les principes qui fondent l’acte.

 

« Informatisme » et haine de la langue.

Un ministre de l’éducation nationale disait, il y a quelques années : « Les neurosciences apportent des réponses cruciales en matière d’éducation, de soin, et de savoir ». Certes, mais à quel prix ?
Le mépris de la langue de nos pères (à acquérir pour la posséder) (22), le refus de sa fonction symbolique, et sa contamination par un vocabulaire voué à la gestion managériale, entament le rapport à soi et à l’autre. Celle-là pense pouvoir en finir avec l’autorité de la parole et l’attente croyante qu’elle suscite, fauteurs de troubles économiques.
S’il n’y a pas d’autre pouvoir que celui de la langue, son instrumentalisation nouant techniquement le lien social, s’élabore principalement dans les coulisses du marché spectaculaire.
Georges Orwell, dans sa prophétie, a décrit ce novmonde tissé d’un code, l’Angsoc. Les principes du Novlangue, mettent en cause la décence ordinaire dont les vertus de reconnaissance, de partage et d’échange (23) sont en parfaite concordance avec la fonction symbolique.
Une propagande largement médiatisée, a pour but de tisser le discours courant d’injonctions techno scientistes. Elle se développe en toute impudeur. Le tour de passe-passe consiste à invoquer, à grand renfort d’enquêtes et de preuves statistiques, les conclusions de la polémique inné/acquis à propos de l’autisme, par exemple, quand le caractère incontestable du terrain génétique ne relève pas du même registre que celui de la reconnaissance symbolique du sujet parlant !
Or, à l’absolu d’une causalité linéaire revendiquée par l’approche comportementale, la pratique psychanalytique se livre au « report infini de la vérité à travers le langage» (24), et cherche à entendre non seulement le sens des mots mais aussi leur résonance. Elle implique l’interrogation permanente, autant de celui qui parle que de celui qui écoute. Elle s’oppose donc à toute réification. Sinon elle rejoindrait le camp de ceux qui soutiennent, souvent par crainte de l’autre étranger, le « féroce désir de ne pas co-naître » (25).
« La psychanalyse, dit Jean Clair, est moins une clinique qu’une discipline, moins une thérapeutique qu’une morale » et il poursuit :
« La hargne, souvent la haine dont la psychanalyse semble désormais la proie, renvoie à une aversion plus profonde : la haine du langage telle qu’elle s’exprime dans l’homme d’aujourd’hui, et Jean Clair poursuit ainsi : « […] Domination absolue du sensoriel sur le spirituel. […] Le Sinnlichkeit que redoutait Freud a fini par l’emporter sur le Geistigkeit dont il se réclamait. […] Nous semblons désormais en perpétuelle représentation, sommés de bavarder sans penser.
[…]La psychanalyse avait gardé, ainsi, seule peut-être dans un univers totalement technicisé, le respect de la langue. Dans la Bérézina du système éducatif, elle s’obstinait, demeurée fidèle à la loi du logos et dans le calme du cabinet, à sauver coûte que coûte les mots de la tribu.
Freud, dit-on, écrivait comme Goethe. La comparaison est sans doute excessive, mais son sens est sous-estimé : pratiquer l’analyse, c’est bien avoir de la langue une connaissance si intime, si précise, exacte et poétique à la fois, qu’elle s’apparente à celle d’un écrivain.
Cette prétention-là est devenue intolérable. Les hommes s’expriment désormais par purs réflexes cognitifs, ne répondent qu’à des stimuli sensoriels, comme le chien de Pavlov salive et aboie. Tout trouble ou tout ralentissement dans la communication ne relève que du physico-chimique.
Ceux qui hurlent à la mort aujourd’hui contre la psychanalyse le font en écho à ceux qui, dans les années 30, en URSS et en Allemagne, voulaient interdire son exercice. Voici revenu le temps des brutes. »
Haine du langage et par conséquent de l’être parlant dont certains vantent la mutation en homme neuro économique, servent une conception dite nouvelle, conception « bouchère » (26) de l’humanité de l’homme.
Dans cette période d’une inquiétante familiarité, période de crise des valeurs humaines qu’elles soient économiques ou morales, la maîtrise technique de la condition d’un être parlant réduit à l’échange stimulus-réponse, apparaît désormais comme le vœu du plus grand nombre. Le novmonde de l’informatisme s’accommode aisément d’une langue réduite au conditionnement pavlovien. Comme dans le roman d’Orwell, on assiste au formatage, par le miniver (27), de textes réécrivant l’histoire et la relation de tous les événements.
Déjà, certains textes officiels subissent la contamination d’un Novlangue managérial restreignant les limites de la pensée critique, au profit d’un savoir comportemental sur l’autre. A leurs recommandations d’expériences politiquement correctes, de mises en grille et de réifications, s’ajoute une dissuasion discrète quant aux pratiques qui s’autorisent de la demande du sujet et qui font place à l’inconscient, c’est-à-dire à la part constitutive du parlêtre, rebelle parce que désirante.
Les pratiques psychanalytiques qui n’abolissent pas leurs propres concepts en changeant de vocabulaire, ne sont pas interdites, bien sûr, ce qui nécessiterait d’assumer la responsabilité d’une inter-diction. Le tour de passe-passe de la gouvernance consiste à ne pas recommander (28) celle qui refuse de se soumettre à l’ordre linguistique officiel, ce qui revient au quotidien, à laisser au zèle des serviteurs volontaires la gestion programmée de l’extinction des lieux d’asile d’une parole vraie. Le réseau (terme fétiche du Novlangue) non-lieu de la parole prétendument prise par tous (29), rend caduque l’institution (terme désuet), espace de reconnaissance et de socialisation favorisant la métabolisation du symptôme en parole.

C’est à l’expérience concrète de ceux qui ont travaillé la question institutionnelle en référence à la psychanalyse que nous devons de pouvoir entendre la valeur humaine de la folie comme appel. Comme le disait François Tosquelles :
« L’homme souffrant ira toujours à la recherche d’un lieu où il puisse parler, voire dissimuler sa souffrance psychique, et ces lieux seront toujours – hors de soi et à l’intérieur de soi – des lieux institutionnalisés, c’est-à-dire des lieux, plus ou moins rituels, de rencontre et de parole entretenue avec les autres » (30).

Il nous reste à réinterroger les tours de la servitude volontaire, en nous tournant vers les poètes qui, nous arrachant au conditionnement animalier, laissent, par amour, résonner les mots sur le métier à tisser de la langue, sachant que : « C’est la langue qui poétise et qui parle à ta place » (31)


Guy-Arthur Rousseau, Nantes, le 6 décembre 2011.

 

1- Ce texte, établi à l’occasion d’une intervention au cours du meeting « Guerre dans la civilisation, la psychanalyse face aux défis de nos sociétés démocratiques au XXIe siècle » , a été annoté et remanié dans sa dernière partie.

2- Guy Arthur Rousseau, psychanalyste, ancien directeur d’institut médico-social (centre de Guénouvry), enseignant et formateur.
Cofondateur de l’association Continuo Ostinato, éthique de la parole et clinique institutionnelle.

3- « A la fin des années quatre-vingt, dans le monde occidental, surgirent soudain les saccages post-mortem.
Bruno Bettelheim avait écrit les deux plus beaux livres qui aient été consacrés à la mutilation et à l’autisme. À l’annonce de la nouvelle de son suicide eut lieu un sacrifice haineux. […] En France l’exécration prit aussitôt un caractère antisémite. Il aurait dû être marchand de bois à Vienne et se perdre dans les convois. Aux États-Unis on put lire : pourquoi ce rescapé hideux des camps de la mort était-il venu se suicider chez nous ? Était-ce ainsi qu’on témoignait sa gratitude à son pays d’accueil ? »

Pascal Quignard, « La barque silencieuse ».Seuil.

4- Cité par R. Gori et Marie Josée Del Volgo « Exilés de l’intime » - Denoël.

5- «Le but du Novlangue était, non seulement de fournir un mode d’expression aux idées générales et aux habitudes mentales des dévots de l’Angsoc, mais de rendre impossible tout autre mode de pensée.
Il était entendu que lorsque le nouveau Novlangue serait une fois pour toutes adopté et que l’Ancilangue serait oublié, une idée hérétique – c’est-à-dire une idée s’écartant des principes de l’Angsoc– serait littéralement impensable, du moins dans la mesure où la pensée dépend des mots. »

G. Orwell.1984, Folio.

6- J.P. Dupuy. « Le sacrifice et l’envie». Calmann-Lévy.

7- Nietzsche, « Le gai savoir ».

8- P. Legendre disait, il y a peu : « Je suis un homme du passé et d’un avenir très lointain. » in « Vues éparses », entretiens radiophoniques avec Philippe Petit. Mille et une nuits.

9- F. Tosquelles, Structure et rééducation thérapeutique. Éditions universitaires.

10- Serge Latouche « Petit traité de la décroissance sereine »

11- Bruce Bégout, De la décence ordinaire. Cité par J.C. Michéa, le complexe d’Orphée. Climats.

12- Celle-ci est à rapprocher du savoir pratique, solidaire du vivre ensemble, elle a des affinités, bien sur, avec le savoir issu de la rencontre, le savoir inconscient.

13- A noter que la promotion de l’évaluation est contemporaine de la diabolisation dans le discours courant, de tout jugement de valeur !

14- Mallarmé cité par D.R.Dufour « Le divin marché ».

15- Christophe Dejours – Revue Française de Psychanalyse.

16- Cf. J.P. Lebrun

17- En 1967, dans un « Petit discours aux psychiatres» (enregistrement lacunaire, à ma connaissance non publié), Lacan s’adressait à des internes en psychiatrie, dans ces termes : « Le langage n’est pas fait pour la communication », et plus loin : « Je ne fais là allusion à rien d’autre qu’à l’existence de ce qu’on appelle les mass-médias, à savoir ces regards errants et ces voix folâtres dont vous êtes tout naturellement destinés à être de plus en plus entourés - sans qu’il n’y ait pour les supporter autre chose que [ce qui est intéressé ]par le sujet de la science qui vous les déverse dans les yeux et dans les oreilles.
Seulement il y à une rançon à çà […] c’est que, probablement, en raison de cette structure profonde, les progrès de la civilisation universelle vont se traduire, non seulement par un certain malaise comme déjà Monsieur Freud s’en était aperçu, mais par une pratique dont vous verrez qu’elle va devenir de plus en plus étendue, qui ne fera pas tout de suite voir son vrai visage, mais qui a un nom, qu’on le transforme ou pas, voudra toujours dire la même chose et qui va se passer : la ségrégation.
Messieurs les nazis, vous pourriez leur en avoir une reconnaissance considérable, ont été les précurseurs et ont d’ailleurs eu tout de suite un peu plus à l’est, des imitateurs, pour ce qui est de concentrer les gens- c’est la rançon de cette universalisation pour autant qu’elle ne résulte que du progrès du sujet de la science
». On peut penser que Lacan y allait fort, mais c’était en… Novembre 1967 !
Ces propos, nous dit-on, renforcent les résistances à la psychanalyse. Certes, si l’on pense qu’ils accusent des personnes, quand ce sont des méthodes qu’ils mettent en cause.

18- Cf. Jacques Ellul : «La parole humiliée », le seuil. 1981.

19- Cité par J.P.Lebrun « Les désarrois nouveaux du sujet», Erès.

20- Jacques Hochmann : article Autisme et narration, perspectives actuelles, in Carnet psy, hors série.

21- Cf. « Un lieu pour dire. Trente ans de clinique institutionnelle à Guénouvry ». Éditions ENSP.

22- « Ce que tu as hérité de tes pères, acquiert le pour le posséder ».Goethe, Faust, cité par Sigmund Freud.

23- Cf. Jean-Claude Michéa, le complexe d’Orphée, la gauche, les gens ordinaires et la religion du progrès. Climat.

24- Roland Barthes : La quinzaine littéraire, numéro 205.

25- Cette fameuse formule était précédemment employée pour désigner le mécanisme autistique chez l’enfant. Il semble bien que l’on pourrait l’utiliser désormais pour l’ensemble du champ d’accueil du petit d’homme, s’il est soumis aux injonctions du discours scientiste.

26- Pierre Legendre.

27- Ministère de la Vérité, 1984.

28- Cf. A ce sujet le mouvement de « sauve-qui-peut » qui consiste chez certains psychanalystes à céder sur leur propre vocabulaire.

29- Dans « la dignité de penser », Roland Gori évoque Walter Benjamin, à propos de la modification de la nature du savoir et de la parole dans nos sociétés spectaculaires : « Chaque spectateur peut se transformer en expert, mais encore parce que l’attitude de cet expert au cinéma exige de lui aucun effort d’attention. Le public des salles obscures est bien un examinateur mais un examinateur distrait ».

30- François Tosquelles, « Soins psychiatriques » numéro 9-1981.

31- Schiller. Cité par Roland Gori dans : « La dignité de penser », LLL, les liens qui libèrent.

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