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Jean-Jacques Granville, Le chardon

Le Fou parle

Suite à Saint Mandé

 

 

Guy-Arthur ROUSSEAU

 

 

 

 

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5 avril 2011 Chez Y. Arslan / photo G.A.R.

 

En réponse à l’article de souvenirs que j’avais écrit, il y a quelque temps, sur le fou parle, Jacques Vallet, auteur du texte, des Artures et des hommes, m’a proposé de rencontrer son ami Yüksel Arslan à Saint-Mandé. Je ne me le suis pas laissé dire deux fois.
Animé par la citation de Diderot tirée du neveu de Rameau qui introduit l’ouvrage d’Arslan : « la création de l’homme » : (1) « A votre place, je jetterais ces choses-là sur le papier, ce serait dommage qu’elles se perdissent », j’attendais impatiemment ce mardi 5 avril, avec en tête, l’idée de faire partager cette rencontre.
Au cours de notre marche d’approche, dans les rues de Saint-Mandé, Jacques parle d’un poète du XVIIe siècle, Charles Dassoucy (2) dont peu de gens connaissent les frasques littéraires. Poète et musicien, il fut maintes fois emprisonné et menacé du bûcher pour ses moeurs et son esprit de liberté. Il fait parti de ceux qui comptent, m’assure-t-il. Bien que marginal, il était l’ami de Molière, de Cyrano de Bergerac et de Corneille. Même si Boileau l’exécuta (3), les grands poètes, de Gérard de Nerval à Louis Aragon l’ont reconnu.
Jacques me glisse un de ses écrits, sulfureux pour son époque, préparé à mon intention.
Comme une initiation :
« Pour l’heure, je crois que nous n’avons rien de plus pratique à faire. Comment écrivez-vous, par exemple, homme ?» (4)







Nous sonnons à une porte suspendue dans la courbe d’un étroit escalier, et pénétrons dans le petit appartement d’Arslan dont les murs sont couverts d’oeuvres d’arts populaires de toutes sortes, masques, marionnettes turques, mais plus particulièrement d’arts africains, richesses culturelles que notre modernité appelle, avec une pudeur douteuse, les arts premiers. L’homme se tient au seuil de son bureau, comme dans un cocon de culture, adossé à son trésor. Il nous accueille avec bonhomie. Assisté de Jacques, il recherche les textes de ses Influences sur des étagères qui parcourent le bas des murs. Tous deux sont de vieux amis, complices de plusieurs décennies. Leurs yeux pétillent à l’idée de transmettre quelque chose d’une sensibilité humaine, traduite par ceux qui osent parler, ceux qui ont parfois payé de leur tête la dérision des assis.

 


J. Vallet et Y. Arslan, A la recherche des « Influences » / Photo G.A.R.



Arslan ouvre un livre. Il s’exprime avec un fort accent turc. Est-ce une hallucination ? Son expression rocailleuse me donne l’impression d’entendre François Tosquelles. Moins dans ses dires que dans ses résonances, s’ouvrent les possibilités d’une parole vraie.
Le ton est donné.
Les conditions d’une rencontre sont réunies.
En exergue à « Qu’est-ce qu’une Arture ? », les influences commencent par un texte de Paul Eluard :
« Mon but a été de faire parler les artistes et les écrivains qui ont porté leur art sur terre et qui se sont vraiment crus des hommes entre les hommes, dépendant des hommes et à leur service, leur rendant généreusement ce qu’ils en reçoivent » (5)

 


Y. Arslan, « Comme dans un cocon de culture » / Photo G.A.R.


Dans ce même texte, Arslan se présente ainsi : «J’ai débuté dans ma carrière d’artiste comme un véritable TUIS, (Berthold Brecht s’amusait à traiter les intellectuels de tuis, ou encore de têtes d’oeuf, de blanchisseurs, d’inventeurs de formules, de cherche -prétextes etc…) (6) et non pas comme un peintre ! […]J’avais vite compris, tout au début de l’aventure, que la peinture ne pouvait pas être un but, mais un moyen pour moi. […]Il fallait trouver autre chose, un autre moyen d’expression, quelque chose entre la peinture et l’écriture, entre peinture et poésie, j’ose même dire : un art ! »
L’art d’Arslan est empreint de pensée. Il s’attache, avant tout, à écrire sur les écrivains et les poètes, les peint et les dépeint dans ce qu’ils ont de plus personnel pour en ranimer la force de vie. Sa grande érudition n’en fait pourtant pas un savant encyclopédiste. L’artiste reste proche de l’homme et de ses questions en souffrance.



«Comment écrivez-vous homme ?» / Photo G.A.R.


« On peut remarquer facilement qu’Arture n’est pas vraiment de la peinture. C’est un art entre la peinture et l’écriture, entre la peinture et la poésie […]. C’est que l’artiste, au départ, doit travailler comme penseur et comme dessinateur – poète. »
Arslan évoque alors son Arture 639 - celle que j’attendais ! - qu’il a consacrée à FrançoisTosquelles, et qui, pour moi, a été l’occasion de retrouvailles avec le passé.
Il dit son admiration pour les psychiatres catalans et en particulier pour FrançoisTosquelles et son engagement dans la guerre d’Espagne. Il nous montre qu’à côté du portrait, il a choisi d’écrire de sa main deux citations:
«…C’est là, dans la boue, que j’ai peut-être fait ma meilleure psychiatrie…»,
aurait dit Tosquelles, après son expérience de la guerre puis celle du camp de Sept- fonds où il avait été interné à son arrivée en France. Je lui rappelle que Jean Oury disait qu’on ne peut parler de la pratique psychiatrique de François Tosquelles sans évoquer, d’abord et avant tout, son engagement politique, les armes à la main, en Catalogne.
Souriant, il acquiesce à cette remarque qui le rapproche un peu plus de son Arture et de ce qu’il a voulu exprimer.



« Arture 639 » / Photo G.A.R.


Le doigt pointé sur le portrait de Tosquelles, Arslan demande qu’on lui raconte des anecdotes (7). À chacune d’elle, il est secoué d’un grand rire. Il aime entendre parler de la valeur humaine de la folie. Il sait intimement, lui aussi, que, si l’on dénie cette valeur, c’est « l’homme lui-même qui disparait » (8).
Artures, rêves et « rirérattures » imprègnent la rencontre d’une ambiance inoubliable.
Sous le portrait, à côté d’une étiquette intitulée Manuel élémentaire de psychiatrie, raturée de sa main, on trouve cette autre phrase :
« Je ne me suis jamais engagé dans la recherche de quelque chose de radicalement neuf… Je pioche plutôt du côté des plagiats, ou, si on veut, du vol d’idées que je glane n’importe où ». Se pencher sur le patrimoine de l’être parlant est, pour lui, le moteur du processus d’humanisation.
A la source des expressions humaines quelles qu’elles soient, cette réflexion tisse certainement un fil rouge entre Yürksel Arslan, Jacques Vallet, et François Tosquelles, frères d’âme des poètes, des bannis et des fous.
Ces trois-là ne se sont certainement pas rencontrés par hasard.
Dans sa thèse Tosquelles évoquait Gérard de Nerval :
« Sa folie n’exclut point cette dignité authentique d’homme, ni la valeur poétique de ses récits et poèmes. Il témoigne pour tous les faits de la souffrance psychique ».
Trois figures rimbaldiennes capables d’assumer le : « je est un autre », dans un monde où le formatage qu’impose la communication, occulte cette question.


Au croisement du singulier et de l’universel, ils sont les vecteurs d’un style irréductible, immaîtrisable, inévaluable. Et c’est ce style qui est le ferment de toute transmission…

 


F. Tosquelles par Arslan / Photo G.A.R.


Tosquelles qui disait en janvier 1985, à granges sur Lot : « J’étais aussi averti et attentif au fait que les défenses, les dénis et les fuites augmentent dans les groupes et par là même dans les institutions, qui, le cas échéant sont destinés officiellement aux soins. Cependant, j’avoue avoir été surpris, dans ma naïveté d’origine, devant le fait – cependant éprouvé maintes fois – que tout effort de pousser ouvertement la problématique de la folie des hommes, au coeur même de la vie sociale, conduit trop facilement à son rejet. » (9)
Il est là le fil rouge qui relie ces hommes passionnés d’art, d’écriture et de peinture, dans le refus de «la tentation diabolique, plus grave, qui s’offre aux « fous», la tentation de la soi-disant normalité payée d’avance par l’écrasement du sujet du désir inconscient. C’est le risque d’aliénation sociale de tous les hommes dans les enjeux « culturels » des diverses sociétés, dont on fait partie. Evidemment, la nôtre offre une bonne caricature « consumante » – avec le règne des objets de désir pris dans un rôle réduit à celui des fétiches ».
A quoi Tosquelles ajoutait que notre culture offre à chacun le miroir aux alouettes du moi, une sorte d’individualisation en quête de puissance, ce qui constitue le vrai malaise dans la culture.
Il écrivait cela en 1985, il y a 25 ans, à la belle époque du « fou parle ».
Quel plaisir de rencontrer des hommes qui sont restés dans cette lignée poursuivant leur oeuvre dans un entêtement quotidien, au dédain des promotions spectaculaires !
Après un repas fraternel, dans un restaurant chinois de Saint Mandé, nous avons sacrifié au pèlerinage ironique que les deux compères font régulièrement sur la tombe de Jean-Jacques Grandville, ce caricaturiste du XIXe siècle précurseur des surréalistes, et dont Baudelaire comparait l’oeuvre à « un appartement où le désordre serait systématiquement organisé » !

 


Sur la tombe de J.J. Grandville / Photo G.A.R.


Désordre organisé, rencontre et folie, surprise et découverte, nostalgie aussi, ce rendez-vous a rassemblé tous les ingrédients de la transmission. Mais celle-ci n’est jamais que l’effet de cette attente croyante dans laquelle on se trouve vis-à-vis de témoins de l’histoire que seule l’ambiance qu’ils créent peut entretenir. On ne transmet jamais que ce que l’on est, cette formule, les Artures de Yürksel Arslan savent la mettre en oeuvre.
Il est de ces moments rares au cours desquels on éprouve confusément l’illusion qu’un puzzle s’est mis en place. Comme si une dernière pièce venait donner sens à l’ensemble.
Or, il n’y a jamais de dernière pièce, on ne peut pas mettre un point final entre passé et avenir. Une case manquante est toujours là, lancinante mémoire, et les ménestriers prolongent ainsi à l’infini le temps du chant et de la rime…
Cette case vide travaillée par Jacques Vallet et Yüksel Arslan leur permet de poursuivre une oeuvre avec ténacité, loin des éclats médiatiques sans suite soumis aux diktats mortifères de ceux qui savent sur l’autre.
Non, non, non, le fou n’est pas mort, car il parle encore…


Guy-Arthur Rousseau

1 - Jacques Vallet. Arslan l’homme, mars 1990.

2 - Charles Coypeau d’Assoucy, poète et musicien, 16 octobre 1605/ 29 octobre 1677. Cf. Jean-Luc Hennig : « Dassoucy et les garçons ». (Fayard, 2011).

3 - « Et jusqu’à Dassoucy tout trouva des lecteurs ».

4 - Berthold Brecht, dialogues d’exilés.

5 - Donner à voir. Paul Éluard.

6 - Note in influences page 6.

7 - Sur France Culture, alors que la journaliste interpelle Tosquelles sur le mot concentré, celui-ci se lance dans une argumentation sémantique qui se termine par : « ce qui est centré sur le con ! »

8 - François Tosquelles.

9 - Avant-propos de l’édition de 1986 du : Vécu de la fin du monde dans la folie.

 

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