Historique
du terme « transfert » : du déplacement de l'objet
au transfert sur l'analyste
Le terme de transfert est introduit progressivement par S. Freud et S.
Ferenczi entre 1900 et 1909 « pour désigner un processus
constitutif de la cure psychanalytique par lequel les désirs inconscients
de l'analysant concernant des objets extérieurs viennent à
se répéter, dans le cadre de la relation analytique, sur
la personne de l'analyste mise en position de ces divers objets. »
Comme le font remarquer M. Plon et E. Roudinesco : « Le terme transfert
n'est pas propre au vocabulaire psychanalytique. Utilisé dans de
nombreux domaines, il implique toujours une idée de déplacement,
de transport, de substitution d'une place à une autre… de
l'objet. »
S. Ferenczi avait observé que le transfert existe dans toutes les
relations humaines: maître-élève, médecin-malade...
mais que « dans l'analyse, le patient met inconsciemment le thérapeute
en position parentale. »
S. Freud précisera qu'il s'agit d'une réactualisation, dans
la cure, des sentiments refoulés concernant les imagos parentales.
Ce transfert peut être positif (tendresse-amour) ou négatif
(hostilité-agressivité) et souvent les deux, reproduisant
les sentiments ambivalents de l'enfant à l'égard de ses
parents. Cette ambivalence est une résurgence du complexe d'Oedipe
qui se répète, s'actualise dans la cure via le transfert
vis à vis de l'analyse et de l'analyste.
« L'innovation freudienne consiste à reconnaître dans
ce phénomène, une composante essentielle de la psychanalyse
au point que cette nouvelle méthode se distingue des autres psychothérapies
en ce qu'elle met en jeu le transfert comme instrument de guérison
dans le processus de la cure. »
Dans « “Psychanalyse” et “Théorie de la
libido” » (1923), S. Freud souligne l'impérative nécessité
pour le thérapeute de respecter la règle d'abstinence, c'est-à-dire
de ne pas répondre, dans la réalité, au désir
amoureux du patient non seulement pour des raisons éthiques mais
afin que le travail de l'analyse se poursuive.
Si l'analyste « soutient le transfert », sans y répondre
ni le refuser, les représentations de désir inconscient
refoulées vont s'exprimer permettant l'élaboration et les
remaniements psychiques attendus. S. Freud emploiera les termes «
amour de transfert » et « névrose de transfert »,
comme symptômes produits par et dans la cure.
« Si l'analyste répond ou refuse le transfert, cette névrose
de transfert ne pourra être interprétée, ni se résorber
et fonctionnera comme une résistance à l'analyse et au progrès
de la cure, au lieu de fonctionner comme réactualisation dans la
cure ».
En 1960-61, dans son séminaire Le Transfert, J. Lacan introduit
ce qu'il nomme « le désir de l'analyste ». Afin d'expliciter
ce dont il s'agit, il fait référence au positionnement de
Socrate vis à vis de l'offre d'amour d'Alcibiade, dans le Banquet
de Platon.
Socrate (comme l'analyste) ne choisit pas l'abstinence par amour de la
philosophie, ou par rejet de l'amour d'Alcibiade, mais parce qu'il est
animé du désir de signifier à Alcibiade (ou l'analysant)
quel est l'objet véritable de son désir. Dans la cure, la
vérité du désir du patient ne peut se dévoiler
à lui, que si l'analyste « soutient » le transfert,
sans y répondre.
Si la mise en jeu du transfert dans la cure est reconnue, dans la communauté
analytique, comme un point de méthode qui distingue la cure analytique
des autres psychothérapies, M. Plon et E. Roudinesco le soulignent
: « Les débats sont toujours vifs concernant le repérage
du transfert et de ses manifestations, la place du transfert dans la cure
et son maniement par le psychanalyste, les conditions de sa résolution
».
Le
transfert sur l'analyste et le rôle des objets et du jeu dans les
cures d'enfants
Ces questions ont été au centre de débats entre psychanalystes.
D. Winnicot, M. Klein, F. Dolto ont témoigné des modalités
d'aménagement de la technique analytique dans les cures d'enfants,
et de l'importance des médiations (dessin, modelage, jeu) comme
support d'émergence de l'inconscient et « dire à décoder
par et pour l'analyste », comme le formule F. Dolto.
En 1938, paraît dans la revue française de psychanalyse un
article de Madeleine Rambert : « Une nouvelle technique en psychanalyse
infantile : le jeu de guignols ».
Quinze ans après, S. Lebovici y répond par un article contradictoire
: « À propos de la technique des marionnettes en psychothérapie
infantile - Introduction à l'étude exhaustive du transfert
analytique chez l'enfant ».
M. Rambert aborde ainsi la question du transfert dans les cures d'enfants
: « Dans mes premières psychanalyses d'enfant, j'ai souvent
été embarrassée par des difficultés que rencontre
tout débutant : difficultés d'approche et de transfert.
»
Intéressée par la méthode de psychanalyse infantile
basée sur le jeu – play therapy – initiée par
Anna Freud, Madeleine Rambert a l'idée d'utiliser « le jeu
de guignols » dans ses consultations. Elle note l'intérêt
de cette médiation :
« La grande valeur du Guignol en technique psychanalytique, c'est
qu'il est un être mi-vivant, mi-irréel… Ainsi par les
scènes inventées, on peut saisir la situation psychologique
d'une famille (du moins telle que l'enfant se la représente), le
rapport de l'enfant avec ses parents, ses frères et soeurs: tout
cela est exprimé avec beaucoup plus d'exactitude et de finesse,
qu'à travers des mots et des explications plus ou moins imposées
à l'enfant.
Guignol est un moyen de transfert précieux qui facilite l'expression
des sentiments inconscient de l'enfant… il peut s'adapter à
tous les rêves de l'enfant. Il est, en quelque sorte, le corps matériel
dans lequel l'enfant projette son âme… Guignol peut faire
des choses défendues à l'enfant sans provoquer de culpabilité.
»
Cette levée des inhibitions et de l'angoisse de culpabilité
est interrogée par S. Lebovici. Il considère l'usage du
jeu de guignol dans la cure comme « une phase préliminaire
de séduction de l'enfant » qui lui semble inutile et en opposition
avec « la stricte technique analytique ». Dans un article
paru en 1991, Colette Duflot formule ainsi les points qui font débat
: « La technique de jeu aurait alors pour inconvénient “de
maintenir le traitement à un stade assez primitif de déconditionnement
symptomatique à la faveur d'un transfert positif. Elle s'éloigne
ainsi des techniques strictement analytiques dont le mérite est
de remonter aux sources réelles de l'anxiété analysées
par le contenu verbal revécu dans le transfert, expression des
relations du couple thérapeute-enfant”. Nous ne pouvons que
souscrire à la définition de telles limites pour les techniques
de jeu : nous ne sommes pas là dans le dispositif de la cure analytique
classique… »
M. Rambert se situe dans le courant de la « thérapie par
le jeu » critiquée par divers analystes d'enfants. Ainsi
F. Dolto proposait-elle à ses jeunes patients de produire des dessins,
modelages et des jeux, lors des séances de thérapie, mais
dans le même temps, elle affirmait : « Faire dessiner ou modeler
l'enfant qui se trouve en séance analytique ne signifie pas jouer
avec lui. La règle, pour le psychanalyste, est de ne pas partager
activement le jeu de l'enfant, c'est-à-dire de ne pas mêler
activement ses fantasmes à ceux de l'enfant dans la cure…
Il s'agit d'un travail, d'une mise en mots des fantasmes de l'enfant…
Pas plus que les adultes, les enfants ne viennent se distraire, s'amuser
chez le psychanalyste. Ils viennent s'exprimer en vérité.
» (F. Dolto, L'image inconsciente du corps).
M. Rambert ne proposait pas à ses jeunes patients de fabriquer
une marionnette avant de la faire jouer, F. Dolto non plus, mais elle
proposait aux enfants de dessiner et modeler, tant que l'enfant ne pouvait
dire avec des paroles ses pensées, sentiments et fantasmes : «
Ses dessins et ses modelages sont destinés à être
parlés, ils sont dans le transfert, comme le sont pour la technique
psychanalytique des adultes les rêves et libres associations…
Cependant, dessins et modelages ne lui sont pas proposés dans le
but de le faire parler sur son père, sa mère… Ils
sont comme les rêves et les fantasmes des adultes des témoignages
de l'inconscient. » Ils sont proposés à l'enfant,
par l'analyste, comme support d'émergence des formations de l'inconscient.
Pour F. Dolto, du fait même du rôle de l'image inconsciente
du corps dans la construction identitaire de l'enfant, toute production
graphique ou plastique, dans la cure, est production « sous transfert
», lieu d'émergence et de répétition dans la
cure, de ce qui n'a pas été symbolisé par l'enfant.
Le
transfert en question dans les cures analytiques avec les patients psychotiques
Le débat fut, et demeure, vif concernant le transfert et l'objectif
de la cure pour des sujets psychotiques. Peut-on même parler de
transfert comme pour des sujets névrosés ? Ces questions
reviennent, avec des arguments qui s'avèrent importants à
étudier.
Question : Si l'objectif
de la cure analytique est la levée du refoulement, cela suppose
que le refoulement primaire ait eu lieu et que les assises narcissiques
du Moi soient assurées. Or ce n'est pas le cas dans la psychose.
Réponse : Cette objection
pose la question de l'objectif de la cure, en effet différent pour
des sujets névrosés pour lesquels la levée du refoulement
ne va pas sans une certaine « déconstruction », non
du sujet, mais de ses constructions névrotiques. Le but de la cure
d'un sujet psychotique sera plutôt de soutenir ses tentatives de
construction psychique. Freud l'avait bien repéré qui, à
propos du délire du Président Schreber, parlait de «
tentative de reconstruction ».
De fait, si la question de la fin de l'analyse et de la « résolution
du transfert » sur l'analyste est une question d'importance dans
la direction de la cure pour le névrosé, on évoque
plus souvent la complexité du « nouage du transfert »
pour les sujets psychotiques.
Q : Peut-on parler de
transfert sur l'analyste comme lieu d'adresse de la parole (grand A selon
J. Lacan), lorsque le patient est « parlé » par son
délire ou envahi par des voix ?
R : En effet, la constitution
d'un lieu d'adresse ne va pas de soi pour un sujet psychotique. Si le
patient névrosé parle, en séance, de ses rêves
à son analyste, le patient psychotique en proie au délire
est habité par ses idées délirantes comme «
venant de quelqu'un d'autre » ou est dans une croyance délirante
qui « le parle », à la différence du sujet névrosé
qui « parle de » ses rêves, pensées, actes manqués.
Nouage
du transfert et fabrication d'objets
Les psychanalystes recevant des patients adultes psychotiques, comme Gisela
Pankow, ou se référant aux dispositifs de soin de Psychothérapie
Institutionnelle, comme FrançoisTosquelles et Jean Oury, ont élaboré
des termes théoriques et inventé des dispositifs cliniques,
dans lesquels la question du transfert est centrale.
Gisela Pankow parle de « greffes de transfert », usant d'une
image en rapport aux perturbations de l'image du corps, souvent massives
chez certains schizophrènes. Elle proposait à ces patients
de réaliser des modelages comme moyen de mise en forme et projection
d'images du corps archaïques.
Dans leurs écrits, F. Tosquelles et J.Oury posent la nécessité
– pour une institution de soin accueillant des adultes psychotiques
en proie à des vécus de morcellement ou de dissociation
– de créer des espaces de « fabrique du pré
» (pré-rassemblement, pré-oedypien, pré-verbal)
sous forme d'« activités » diverses de fabrication,
de création constituant comme autant de supports à cet «
arrimage » (si difficile dans la psychose) entre réel, imaginaire
et symbolique.
Ils avancent les termes de transferts « partiels », «
dissociés », « multi-référentiels »,
effectués par certains patients psychotiques, sur des lieux, des
activités ou des personnes et qui semblent la condition d'émergence
d'une parole personnelle. Cette parole surgit parfois dans un lieu qui
n'est pas le lieu de la cure, dans une adresse qui n'est pas au psychanalyste
de la cure. Mais quelque chose, de l'ordre de la constitution d'un lieu
d'adresse à un Autre, s'est constitué dans le sujet. Une
forme de « transfert au lieu de l'Autre du langage » s'est
noué, qui n'a pu se constituer que « supporté »
par d'autres transferts effectués sur plusieurs objets (dans le
sens réel et dans le sens freudien de « relation d'objet
»). Le terme de « psychothérapie institutionnelle »
vient souligner que c'est le dispositif institutionnel qui va permettre
qu'un processus psychothérapique se mette en route via ces transferts,
pluriels et partiels. Cette conceptualisation d'une clinique renvoie aux
deux définitions du mot transfert, celui de « déplacement
» étant à distinguer du concept de Transfert dans
la cure, sur la personne de l'analyste, élaboré par Freud.
Les
processus transférentiels apparus lors d'un travail psychothérapique
avec médiation de marionnettes effectué par Annie L.
Annie a entre 25 et 30 ans (1) quand elle participe
à un premier "groupe-marionnette" comme on l'appelait
dans l'ESAT (2) où elle avait été
admise quelques années auparavant. Psychologue dans l'établissement,
j'avais commencé à mettre en place des "groupes-marionnettes"
sous la forme suivante :
1- Fabrication d'une marionnette "à son idée"
par chaque participant.
2- Élaboration de scénarios (individuel et/ou collectif)
mettant en jeu ces marionnettes.
3- Jeu de quelques scènes derrière le castelet, sans production
de spectacle présenté à un public.
Il s'agissait d'un travail en groupe "fermé", se réunissant
une fois par semaine pendant 8 à 9 mois, que je co-animais avec
une éducatrice.
J'envisage de lui proposer de participer à cet "atelier-marionnette"
suite à plusieurs réunions au cours desquelles, j'entend
parler d'Annie : de ses éclats de voix et des rapports de force
qu'elle met en place, de façon répétée, vis-à-vis
des personnes de l'encadrement, surtout les personnes en place d'autorité
et les hommes. Du directeur, elle dit haut et fort : « Il fout rien
celui-là, c'est pas lui qui va me commander ». Ces paroles
et les esclandres qu'elle suscite, mobilisent l'encadrement qui se sent
entraîné dans une escalade d'actes d'autorité, sans
fin.
À l'époque, le père d'Annie vient de décéder.
Elle était, disait-on, en conflit perpétuel avec lui. Elle
vit donc seule avec sa mère, une soeur aînée ayant
quitté la famille depuis son mariage. Depuis le décès
de son père, Annie porte ses vêtements : large pantalon tenu
par des bretelles et même (fait-elle remarquer) les chaussures d'homme
de son père. Elle est grande et charpentée (« plus
grande que ma mère » dira-t-elle plus tard) ; ses vêtements,
sa voix, sa façon de parler sont masculins, de façon ostentatoire
et déclarée.
Ces comportements dérangeants ou insolites semblent bien en rapport
avec le décès de son père et sa relation avec celui-ci
de son vivant. Le fait qu'elle porte sur elle les vêtements de son
père et qu'elle affiche ainsi une identité masculine, pose
la question des identifications ; le mode agressif-défensif de
relation à l'Autre présente une tonalité paranoîaque.
L'institution ne formule pas, auprès de la psychologue que je suis,
de demande de prise en charge thérapeutique des symptômes
(pourtant bruyants) d'Annie ; elle-même non plus… Mais le
projet me "vient à l'esprit" de lui proposer un travail
thérapeutique avec médiation de marionnettes.
Alors qu'elle est globalement, en position d'opposition ou de refus de
toute parole ou proposition qui lui sont adressées, elle accepte
de venir parler avec moi de ce "groupe marionnette".
Cet entretien préliminaire me permet de présenter l'objet
et le déroulement du groupe, à chaque personne pressentie
ou demandant à participer à ce groupe. Il permet de présenter
« l'activité » mais surtout, il est un moment nécessaire
au nouage du transfert, qui s'avère déterminant pour que
cette proposition de fabrication et jeu de marionnettes soit prise dans
un transfert dont les coordonnées sont à repérer
pour chaque participant. C'est la façon de présenter l'objet
du groupe-marionnette qui met en circulation d'autres signifiants que
ceux jusqu'alors attachés, pour chaque participant, à l'objet
marionnette. Les mots employés témoignent de la «
texture » du désir, de celui qui fait cette « offre
», cette proposition « d'atelier-marionnette à but
thérapeutique ». Si la marionnette, sa production et sa mise
en jeu, sont investies par le thérapeute, comme par un marionnettiste,
du côté de la création d'objets supports de spectacle…
il y a fort à parier que le personnage et le scénario créés
seront le support d'une création au statut hybride (mi-objet d'art,
mi-expression pathologique) plutôt que le support d'émergence
et de mise en forme des questions du sujet qui l'a créée.
Pour que cette « activité marionnette » rentre dans
un champ thérapeutique, soit l'occasion de « production sous
transfert », il convient qu'un des animateurs de l'activité
soit animé d'un désir en rapport avec le « désir
de l'analyste » décrit par J. Lacan, ce désir qui
permet à l'analyste de « soutenir le transfert ».
J'étais à l'époque en poste de psychologue dans l'établissement
mais, par ailleurs, en transfert vis-à-vis de la psychanalyse et
traversée par la question du « désir de l'analyste
». J'étais également en « transfert de travail
» avec des marionnettistes et des thérapeutes utilisant la
marionnette comme médiation.
L'entretien préliminaire avec Annie se déroule dans
le lieu où va se dérouler le groupe-marionnette ; des marionnettes
fabriquées par d'autres (participants précédents
ou marionnettistes professionnels) sont disposées sur un présentoir.
Quand je lui demande si elle reconnaît certains personnages, pour
tous, elle me répond sur un ton de rigolade et dérision
: « C'est un guignol, un vrai guignol ! ». Pas d'autres affects
exprimés que ceux de la rigolade et la dérision, ni d'autre
mot que celui de « guignol ». J'y perçois un refus
massif de distinction entre les personnages différenciables, exprimé
sur un mode très défensif. Elle dit que ça l'intéresse
de participer à ce groupe-marionnette et qu'elle a déjà
une idée de la marionnette qu'elle va réaliser, sans dire
laquelle. Elle participera ensuite, très régulièrement,
à cette activité pour une première session de plusieurs
mois, puis à une deuxième l'année suivante.
Vient le moment de la fabrication par chacun de sa marionnette, la proposition
est de modeler un visage puis de réaliser soit une marotte sans
autre corps qu'un large tissu, soit une marionnette à tiges, avec
un corps en tissu rembourré puis habillé de vêtements
fabriqués pendant l'atelier. Elle modèle un visage d'homme,
les yeux cernés de noir, pour figurer des lunettes et choisit de
réaliser une marionnette avec un corps en tissu.
Elle n'hésite pas sur les traits du visage et des vêtements
fabriqués pour cette marionnette et semble même avoir une
idée très précise en tête. Un jour, pendant
un temps de fabrication, parlant du castelet installé dans la salle,
elle me dit : « Ton castelet, il est en bois ; mon père savait
faire de la menuiserie comme G... le moniteur de l'atelier menuiserie.
Moi aussi, j'aime bricoler ; mais je n'aime pas du tout la couture ! Je
tiens de mon père… mais de ma mère, je ne tiens rien
du tout ! mais alors rien ! » Il y a pourtant de la couture à
faire pour la marionnette qu'elle a choisi de réaliser, et elle
y participera sans réticence.
Progressivement, à mesure que ce personnage masculin prend corps,
sans qu'elle n'en dise rien et moi non plus, nous remarquons qu'elle porte
de moins en moins souvent des vêtements masculins. Puis un jour,
elle arrive avec un pull rose-mauve et me prend à témoin
: « T'as vu ? c'est un vêtement qui me vient de ma cousine
! » Elle se met à parler de sa cousine, la fille d'une tante,
soeur de sa mère. Cette cousine est un peu plus âgée
qu'elle, travaille comme elle mais ne fait pas le même travail qu'elle.
Elle énumère quelques traits communs et quelques différences
avec cette cousine à laquelle elle semble s'identifier.
À partir de ce moment, elle me prend à témoin, dans
une adresse qui lui permet de « parler les transferts » qu'elle
fait sur diverses personnes de sa famille et de l'établissement.
Auparavant, la fabrication de la marionnette a également été
l'occasion de transferts, dans le sens de déplacement :
– du vêtement de son père porté par elle, au
vêtement d'homme fabriqué pour sa marionnette ;
– de l'objet-vêtement du père porté sur elle,
à des paroles concernant son père, sa mère, sa cousine…
et ce qu'elle « tient ou ne tient pas » d'eux.
La fabrication d'une marionnette semble avoir été le support
d'un abord, par elle, de la question des identifications et d'une relation
à l'autre qui ne soit pas exclusivement en force ou en miroir.
Ces questions de possible relation à l'autre et d'identification,
ont été probablement réactivées par la mort
du père… mais elles existaient déjà auparavant.
Elles deviennent « parlables », parce que le transfert sur
la marionnette libère des associations, fait médiation par
rapport aux transferts massifs effectués sur des personnes réelles.
De ces transferts qui s'effectuent dans une « vie sociale tissée
avec les autres », F. Tosquelles dit qu'ils constituent «
la pierre de touche du réel », alors que le transfert «
dans la cure » est de l'ordre du « laboratoire de l'alchimie
du verbe ».
La fin de la fabrication arrivait, le moment approchait d'établir
l'identité des marionnettes au cours d'une présentation,
par chacun, derrière le castelet, du personnage créé
au groupe de participants, lieu d'adresse de la parole et du jeu des marionnettes.
Annie évoquait l'identité de sa marionnette, un homme, mais
sans vouloir nommer ce personnage. Elle le faisait par allusions qu'elle
m'adressait avec insistance : « Tu le reconnais bien, avec ses lunettes,
sa veste à carreaux, son air pas commode… C'est lui ! »
Et elle faisait un signe de la main dans la direction du bureau du directeur
qui se trouvait à l'autre bout du bâtiment, et me soufflait
tout bas, à l'oreille, le prénom du directeur.
À quoi je lui répondais : « Tu as peut-être
pensé à lui en faisant ta marionnette mais cette marionnette
n'est pas, à l'évidence, une vraie personne... Continue
à penser comment tu pourrais l'appeler. »
Quelque temps plus tard, elle me dit : « J'ai trouvé, je
vais l'appeler “l'inspecteur des travaux finis !” et part
d'un grand rire avant de rajouter : « Ça lui va bien ! »
À un autre moment, elle trouve un stylo dont elle vient me dire,
d'une voix discrète, toute différente de sa voix habituelle
: « Je crois qu'il - JC - l'a oublié ici, il en a peut-être
besoin ». Je ne sais plus qui, de moi ou d'elle, a eu l'idée
qu'elle aille déposer le stylo au secrétariat afin que la
secrétaire remette ce stylo au directeur. Il se trouve que cette
secrétaire portait le même prénom que la fille du
directeur… ce que je ne savais pas mais que, bien sûr, Annie
avait repéré.
L'ambivalence haine-amour vis-à-vis de ce directeur commençait
à s'exprimer, répétant probablement les sentiments,
refoulés ou méconnus, vis à-vis du père dans
un déplacement sur le directeur. Dans la vie sociale, ce début
d'élaboration psychique produit des effets : les conflits bruyants
diminuent en nombre et en intensité. Dans ses relations avec les
autres, elle se montre moins agressive et défensive.
Dans le groupe-marionnette, elle manifeste peu d'envie de mettre en
scène cette première marionnette pour laquelle elle imaginera
un scénario réduit à la présentation de "l'inspecteur
des travaux finis" qui ne fait rien mais regarde les autres travailler,
d'un air mal commode. Elle annonce qu'elle voudrait se réinscrire
au groupe-marionnette, pour une deuxième session et fabriquer une
nouvelle marionnette : "la fille de l'inspecteur des travaux finis".
Elle appellera cette marionnette Angélique, l'habillera en robe
de mariée, évoquant le mariage, annoncé dans la réalité,
de la fille du directeur. Elle souligne qu'Angélique, en se mariant,
va quitter son père et qu'elle voudrait, avec cette marionnette,
jouer ce moment-là.
C'est lors de cette deuxième session que le directeur de l'établissement
- JC - annonce qu'il va quitter la direction de cet établissement
pour prendre celle d'un nouvel établissement dans lequel seront
admis une dizaine de travailleurs handicapés qu'elle côtoie.
Elle submerge le directeur de courriers tendres exprimant sa demande de
faire partie de ceux qui partent avec lui pour ce nouvel établissement.
Il se trouve très embarrassé par cette demande, ce transfert,
qu'il perçoit comme adressés à sa personne et non
à la place transférentielle qu'il occupe pour Annie, depuis
le décès de son père. Il se trouve dans l'impossibilité
de lui dire qu'elle ne sera pas admise dans ce nouvel établissement
et pourquoi. Ce départ, dans la réalité, d'une figure
paternelle au moment où elle commençait à envisager
une place de "fille de" sur le point de quitter son père
pour se marier, a marqué un coup d'arrêt à l'élaboration
psychique dont les marionnettes avaient été le support.
Annie est tombée malade physiquement, assez sérieusement.
Elle s'est absentée plusieurs mois pour les soins nécessaires
mais n'est pas revenue dans l'établissement, une fois les soins
terminés. À ma connaissance, elle s'est rétablie
physiquement, est resté vivre avec sa mère pendant de longues
années sans fréquenter d'autres établissements de
travail protégé ou de soin.
Pour
conclure, que dire du support de symbolisation offert par une activité
marionnette à but thérapeutique ? Qu'il permet de mettre
en forme, par la médiation de la marionnette, des questions inconscientes
et d'identification. Qu'il peut participer à la constitution d'un
lieu d'adresse, de parole et d'élaboration psychique, notamment
pour des sujets psychotiques. Les transferts qui s'y effectuent sont bien
sûr à repérer et soutenir, comme dans toute cure se
référant au dispositif analytique. Mais il reste important
que, dans la réalité sociale, certains lieux, activités
et personnes, viennent soutenir, à la façon d'un étayage,
ces personnes en difficulté de symbolisation.
1
- Cette étude clinique date de plus de 30 ans. Annie est décédée
il y a quelques années.
2
- ESAT = établissement de "travail protégé"
qui accueillait des adultes présentant un "handicap mental"
et des "troubles de la personnalité".
Bibliographie
:
Elisabeth Roudinesco et Michel Plon, Dictionnaire de la Psychanalyse,
Fayard, 1997
Sigmund Freud, « Psychanalyse”
et “Théorie de la libido»,
1923, in Résultats, idées, problèmes - volume
2, PUF
Platon, Le Banquet
Jacques Lacan, Le Séminaire VIII : le transfert, Seuil,
1991
Françoise Dolto, L'image inconsciente du corps, Seuil,
1984
Jean Oury, Séminaire de la Borde (1988-89) : le Transfert,
première séance, in Institutions n° 8, mars
1991 (réédité avec le n° 9 en 2010)
Jean Oury, Création et schizophrénie, Galilée,
1989
François Tosquelles, L'enseignement de la folie, Privat,
1992
Articles
:
Madeleine Rambert, « Une nouvelle technique en psychanalyse
infantile : le jeu de guignols », in Revue française
de psychanalyse (1938), publié dans le Bulletin Marionnette
et Thérapie 1991/3
Serge Lebovici, « À propos de la technique des marionnettes
en psychothérapie infantile », in Revue française
de psychanalyse (1953), publié dans le Bulletin Marionnette
et Thérapie 1991/4
Colette Duflot, « Réflexions sur le “jeu de guignols”
», in Bulletin Marionnette et Thérapie 1991/4
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