Un
jour, au cours d’une discussion politique animée, Freud
se voit accusé de n’être ni rouge ni blanc, ni fasciste
ni socialiste. Il aurait répliqué en souriant : «
non, chacun doit être de couleur chair ».
Ernest Jones (La vie et l’œuvre de Sigmund Freud)
Avant de devenir une psychanalyste spécialiste des états
limites, Margaret Littel fut elle-même la patiente borderline
de Winnicott. Un jour de désespoir et de colère, elle
se lève brusquement du divan, s’apprête à
vider la bibliothèque de ses livres, mais préfère
jeter son dévolu sur un grand vase de lilas blancs qu’elle
brise, et que de rage elle piétine… Sur fond d’une
telle tempête, de quelle utilité peuvent encore être
les instruments habituels de la navigation psychanalytique : libres
associations du patient, écoute flottante de l’analyste
et interprétation ? La difficulté commence dès
l’énoncé de la règle fondamentale : à
celui ou celle qu’une angoisse sans représentation recroqueville
en silence sur le divan, à cet autre débordé qui
livre sans réserve le plus intime, quel sens cela aurait-il de
l’inviter à « dire tout ce qui passe par la tête
» ? Le patient borderline remet en cause les frontières
de la psychanalyse et la force à se réinventer.
Jacques
André (Les 100 mots de la psychanalyse)
Ces deux citations irritent : l’anecdote rapportée par Jones,
et l’attitude de Margaret Littel sur le divan, révèlent
l’inquiétude de la place qu’éprouve le «
parlêtre », et son angoisse d’une éventuelle
confrontation au « désêtre ». Transmettre une
expérience liée au destin devenu hasardeux de la découverte
freudienne - c'est-à-dire ce que l’on ignore avec ce que
l’on croit savoir -exige l’interrogation permanente de cette
dimension du lieu d’origine de la parole et du langage qui nouent,
pour le spécifier, l’animal humain à la fiction de
l’Autre.
Transmettre (1)
Pour ouvrir ce travail,
suscité par l’association « Continuo Ostinato »,
un mot s’impose:
Transmettre…
La transmission s’appuie sur la croyance et le savoir, elle ne peut
se passer de l’un ou de l’autre, ni de leur intrication.
L’objectif de « continuo ostinato », est de transmettre
une expérience et les questions, voire les doutes qui habitent
les tentatives de mise en jeu de la clinique institutionnelle. Or, parler
du rapport impossible et nécessaire entre psychose et institution,
folie et humanité, se heurte, aujourd’hui, à une aporie
: la désuétude de ces deux termes, devenus inappropriés
les a voués à la disparition. L’univers communicationnel,
par souci d’efficacité comportementale, a eu vite fait de
les remplacer, dans le discours courant, soumis à l’informatif,
par des signifiants calculables. Comment transmettre, alors, une histoire,
comment faire entendre son tranchant au vif du sujet, quand la transformation
de la langue en code pourrait faire disparaître l’objet de
la psychanalyse qui, comme l’écrivait Lacan, n’est
pas « l’homme mais ce qui lui manque » ?
Nommer par testament.
Nous sommes dans l’obligation
de réfléchir, désormais, avec la plus grande vigilance
quant aux outils de notre pensée, qu’ils soient langage ou
communication, croyance ou savoir, réel ou virtuel, si nous voulons
éviter le piège que Freud sut démasquer, sachant
que l’inconscient « ne laisse aucune de nos actions hors de
son champ ».
Tout d’abord
: qu’est-ce qu’une institution ?
Au sens juridique, l’origine du mot signifie : « Nommer par
testament ». Il s’agit de tenir parole sur ce qui nous échappe,
de conjurer l’absence, de « border le réel ».
Freud rappelle, d’ailleurs, la double étymologie (en latin
comme en allemand), du mot témoin : le « testis » (ou
« Zeuge ») c’est-à-dire l’organe mâle
qui supporte le manque, mais aussi le témoin qui, dans un procès,
jure de dire toute la vérité à ceux qui, pour la
connaître, devront y croire. Instituer ne requiert pas de preuves
matérielles, et n’est rien d’autre qu’une mise
en jeu de rituels dont Freud nous dit qu’ils sont issus de la répétition
d’opérations compulsives, marque du symbolique. Le «
sun-bolon » grec, est non seulement ce semblant, masque du manque,
comme le disait récemment un éminent pédagogue (2),
mais, en référence à un tiers, l’instrument
nécessaire à la reconnaissance de l’autre. François
Tosquelles nous en a appris la force humanisante : « la fonction
symbolique du langage, ça n’est pas au niveau de la compréhension
des messages que ça s’établit, c’est au niveau
des partages des signifiants et des rencontres avec d’autres, porteurs
de l’autre partie, par où quelqu’un trouve ou retrouve
sa place (…) c’est la fonction des mots de passe ou des tessères
antiques partagées en gage de reconnaissance ». Ainsi, même
si l’inadéquation fondamentale de l’homme induit un
jeu de mirages, celui-ci ne peut, en aucun, cas échapper à
l’illusion qui l’institue en tant que tel. « L’homme
ça s’institue », martelait Pierre Legendre. Le psychotique,
lui, en proie à l’ « unglauben », se tue à
se desinstituer.
Evanescence du sujet.
On ne saurait donc
trop insister sur la détermination que l’on reçoit
des signifiants qui fondent l’institution même du «
parlètre ». En effet, « l’animal parlé
», à sa naissance, vient toujours au monde dans quelque chose
qui lui préexiste, le langage avec lequel se tisse le fil - même
s’il est illusoire - de sa reconnaissance par des pairs. C’est
la loi impérative de l’humanisation, loi d’altérité
passant par la nomination qui le fait « animal parlant ».
Il appartient alors à chacun de trouver une place, sa place, qui
lui permette de « tenir sa parole » (3).
Or, la folie comme la poésie nous l’indiquent : nous sommes
voués à l’immaîtrisable, au malentendu, voire
à l’errance. Pour y remédier, ce que tente de mettre
en œuvre une institution, lui échappe en même temps,
c’est d’ailleurs pourquoi elle se fait disciplinaire.
C’est un paradoxe: le montage de fictions nécessaires qu’elle
opère, s’accompagne toujours de la tentative d’assigner
le sujet à une place déterminée, en un mot d’en
récupérer le désir à son bénéfice.
Or, le sujet proprement dit échappe à toute assignation.
Je cite Michel Neyraut (4): «le découpage
qu’introduit Lacan, par les grands ordres de l’imaginaire,
du symbolique et du réel, ne récuse pas le moi comme instance,
mais réorganise l’espace dans lequel celui-ci se déploie,
en lui conférant une autre dimension : celle de la rédemption
du sujet par le langage. On retrouve là une sorte d’axe de
transcendance. Un sujet, au sens lacanien du terme, disparaîtrait
en tant que sujet dans le moment même où il pourrait se spécifier
d’un signifiant. Le moi peut cependant y prétendre, et même
s’en donner l’illusion. Dans les cas les plus graves, il peut
s’en contenter. Toute assignation pour un sujet à n’être
défini que par un signifiant l’expose à dépendre
d’un code déjà convenu et qui définit, au-delà
de lui, des situations intersubjectives prédéterminées.
» Si le signifiant opère dans la représentation du
sujet, c’est qu’ « un signifiant représente le
sujet pour un autre signifiant » (5).
C’est l’évanescence du sujet que le discours scientiste
de la communication tente d’anéantir, au nom d’une
pseudo-preuve par l’image du moi prédéterminant un
sujet, et, dès lors, le maitrisant.
Le roi des aulnes.
Depuis 40 ans, notre
expérience quotidienne dans le champ de la psychiatrie ou de la
dite santé mentale, nous aura permis de nous confronter à
l’interrogation permanente de la croyance en cette fiction, en cette
illusion pour névrosé, que seul le psychotique sait déjouer,
sans détour.
« Le fou c’est homme libre », disait Lacan. En effet,
il n’est pas en règle avec le champ de l’Autre. Malgré
ses propositions d’accueil qui cherchent à lui faire place,
l’institution ne peut, en aucun cas, le faire entrer dans un moule.
Il lui échappe toujours. De par sa seule présence, parfois
muette, il peut remettre en question tout ce qui concerne et garantit
l’existence des autres : leur identité, la pertinence de
leur discours, mais aussi le sens commun, sa réalité et
les fondements même de l’institution du langage. Et Dieu sait
-si j’ose dire- combien le psychotique peut toucher juste. Au fond,
la différence entre son délire et le discours savant des
normosés que nous sommes, tient dans une construction différente
: l’une singulière, en constant déséquilibre,
que l’on pourrait dire privée, et qui rumine une question
intime, l’autre, normative et labellisée par le discours
courant (voir pour cela la carapace grotesque que construisent les propos
scientistes pour faire taire le singulier), transformant « le processus
d’humanisation » en un « processus de fossilisation
».
Si nous pouvons faire référence à notre expérience,
la chose la plus frappante que nous ayons systématiquement rencontrée,
c’est cette plainte lancinante des enfants en difficultés
psychiques, accueillis en institution qui, à tout moment, s’est
présentée comme une double question, angoissée :
- y a-t-il une place pour moi ?
- y a-t-il quelqu’un qui réponde ?
Encore, faudrait-il entendre cet appel d’humanité ! Et ne
pas faire comme le cavalier du « roi des aulnes », chevauchant
dans la nuit, tenant son enfant dans les bras et se protégeant
par une « armure psychique » des questions du petit qui, dans
sa solitude, interroge le monde des vivants et meurt de la surdité
de celui-ci :
“Wer reitet
so spät durch Nacht und Wind?
Es ist der Vater mit seinem Kind;
Er hat den Knaben voll in dem Arm,
Er fäst ihn sicher, er hält ihn warm [...]
Mein Vater, mein Vater,und hörest du nicht ? »[...]
- et le père lui répond qu'il entend le murmure du vent
dans les feuilles mortes !
“In dürren Blättern säuselt der Wind!” (6)
…Goethe nous
sensibilise à la cavalcade que provoque l’angoisse qui surgit
de l’abîme et dont l’enfant est la proie innocente.
Sa métaphore résonne cruellement aujourd’hui (7),
à l’heure où l’on privilégie le martèlement
de la rééducation technique aux dépens du soin et
de l’écoute de ce que nous indique « le vent qui souffle
dans la feuille » . Les réponses du père renvoient
toutes à une réalité concrète, sans surprise.
Sait- il que « le vent qui murmure dans les feuilles mortes »
est l'exacte étymologie de la folie ?
Alors quelle réponse doit impérativement précéder
cette question qui hante chacun de nous?
L’arrivée du petit d’homme dans l’univers humain,
nécessite l’aménagement préalable d’un
espace d’accueil, d’un espace de « re-co-naissance »,
c’est-à-dire de confiance réciproque, de « fiabilité
» aurait dit Winnicott. Un lieu pour parler, un lieu pour dire aussi,
car les mailles du filet symbolique qui l’enveloppe s’articulent
au passé langagier dans un récit généalogique
qui le reçoit et le nomme, et cet enchaînement qui le précède,
lui fait, désormais, place parmi les autres. C’est une invention,
mais aussi une aliénation qui s’appelle tout simplement humanité.
« La désolation » (8)
La fonction symbolique
sollicite la croyance en ces mirages que manipule la narration. Or celle-là
appelle le lien tout en étant elle-même produite par ce lien.
Il n’y a pas de conjugaison du verbe croire au singulier, pas de
je sans nous pas de nous sans je. C’est précisément
ce dont le psychotique, cet homme libre, a horreur.
C’est aussi, sans doute, ce dont l’égotisme contemporain
tente de se débarrasser, faisant table rase d’un passé
en quête d’altérité et donc lacunaire, pour
adopter le mode individuel auto-satisfait d’une communication techniquement
maîtrisée qui se passerait de la marque de l’Autre.
En un combat douteux entre croire et savoir, ce dernier prend l’ascendant
dans le discours dominant : Nous croyons que nous savons sans savoir que
nous croyons. Les difficultés que rencontre le sujet dans ce nouveau
type de configuration de lien social- emporté par le rêve
d’échapper au réel - en sont, à mon avis, les
conséquences. Elles sont les mêmes que celles que rencontre
un psychotique. La défiance est devenue manifeste envers l’institution
dévaluée, humiliée, ne soutenant plus un sujet, désormais
privé de l’espace qui lui permettait de formuler sa demande.
Dans cette « désolation » entretenue par un narcissisme
médiatique de masse, chacun est tenu de revendiquer la liberté
d’avoir ses propres convictions, mais sans appartenance, sans reconnaissance
de la différence des places qui fait autorité. («Believing
without belonging »). Les croyances sont ainsi congelées
dans le déni de l’altérité. L’énoncé
: « Je n’ai besoin de personne » évacue la place
d’énonciation et ses avatars pour occuper une bulle individuelle
de jouissance sans limite. Dès lors, ce que nous appelons le transfert
n’a pas bonne presse dans les institutions, car il est incalculable.
Sa dénégation s’appuie sur des mesures de mise en
ordre conscientes qui, pour tenter d’éliminer les manifestations
inconscientes, transforment la langue en code. N’a-t-on pas entendu
affirmer récemment que, par souci d’efficacité, il
fallait remplacer le mot générationnel par traçabilité
?
Cette nouvelle langue est porteuse d’une idéologie, nullement
inoffensive, puisqu’elle prétend éradiquer toute croyance,
grâce à l’objectivité rassurante des preuves
matérielles. Son alliance avec les visées antitotalitaires
(qui confondent souvent autorité et autoritarisme), délégitime
la « position d’exception » qui garantissait la possibilité
de dire et la croyance qu’elle implique. (9)
«Le Novlangue »
« De telles
langues assurent une propagande au quotidien en convoquant tous les acteurs
de la scène sociale à emprunter ces voies lexicales, sémantiques
et pragmatiques pour exprimer leurs questions et débattre de leurs
problèmes. » (10). Elles se fondent d’une
idéologie déniée dont tous se servent, ses artisans
aussi bien que ses adversaires. Dans notre milieu, nous avons laissé
se médicaliser l’objet de la psychanalyse, en soutenant les
discours progressistes d’une mise en conformité des pratiques,
rendue possible par l’avènement de l’évaluation
généralisée (11) à tous
les phénomènes humains, y compris psychiques. Le processus
de délégalisation dissout toute garantie en morcelant la
loi en une multitude de normes maîtrisables qui accentuent la confusion
des places.
Le Novlangue offre ainsi au discours courant, par la prestance des experts
-retranchés derrière un savoir qui tient plus à l’accumulation
des énoncés qu’à leur articulation à
une pratique - le seul modèle linguistique statistiquement acceptable
qui se fait doctrine de régulation sociale : insidieusement, «
il enseigne les moyens de fanatiser et de pratiquer la suggestion de masse»
(12)
.
Comment avons-nous pu en arriver à l’ère du Novlangue?
Tout simplement, en adoptant, au nom du progrès, une forme abâtardie
de symbolisation, en cédant sur la langue.
Celle-ci, en changeant la valeur des mots, en les réduisant au
système stimulus-réponse, ne se fonde plus de la reconnaissance
mais de la maitrise de l’autre. Par compatibilité avec les
grilles informatiques, on ne parle plus d’institutions mais de réseaux,
dans le discours de tous les jours, on ne parle plus de psychotique mais
d’autiste. On utilise des signifiants qui répondent aux besoins
du plus grand nombre. Le soin psychique fait place à la rééducation
comportementale, et la pensée à un savoir statistiquement
évalué. Plutôt que de tenir parole face au psychotique
et d’entendre son appel d’humanité, c’est-à-dire
la demande issue de la souffrance qu’implique son symptôme,
on tente de manipuler toute attitude déviante à l’aide
d’une expertise savante qui a tout à voir avec le maintien
de l’ordre social.
Le monde qui en découle ne s’organise plus à partir
d’un évidement symbolique du réel, mais à partir
de l’horreur du vide qu’éprouve la sacro-sainte communication,
substituant la jouissance immédiate au désir. La gouvernance
des cités modernes l’a bien intégré, semble-t-il,
mettant le principe démocratique au service du fantasme dans ses
nouvelles « casernes libertaires » (13)
qui proclament le tout est permis à la seule condition, bien sûr,
qu’il y ait des caméras dans chacune de ses rues .
Récemment le journal libération nous donnait une excellente
illustration du « capitalisme pulsionnel » (14)
, de droite comme de gauche : son invité spécial Joseph
Stieglitz, prix Nobel, y prêchait la bonne parole : « Il faut
juste intégrer le bonheur dans les politiques publiques, notamment
en période de récession (sic) ce que l’on s’est
toujours gardé de faire. » (15) Et il ajoutait,
plus loin, qu’il est simple de changer le modèle statistique
et de mesurer le bien-être et le bonheur. « Le bonheur, c’est
aussi la qualité de la vie, la santé, l’environnement,
les réseaux sociaux. » En un mot, son savoir promet la rédemption
collective par l’aplanissement statistique des individus ! Les nouveaux
docteurs de la loi n’ont rien à envier à leurs prédécesseurs
!
Dans une lettre à Marie Bonaparte Freud écrivait : «
les esprits médiocres exigent de la science qu’elle leur
apporte une sorte de certitude qu’elle ne saurait donner, une espèce
de satisfaction religieuse. Seuls les rares esprits vraiment, réellement
scientifiques, se montrent capables de supporter le doute qui s’attache
à toutes nos connaissances. Je ne cesse d’envier les physiciens
et les mathématiciens qui sont sûrs de leur fait. Moi je
plane pour ainsi dire, dans les airs. Les faits psychiques semblent ne
pas être mesurables et le demeureront probablement toujours. »
(16) .
L’optimisme freudien peut nous faire frémir aujourd’hui…La
prétention des neurosciences alliées à celle de la
psychologie comportementale, à couvrir l’ensemble du champ
des sciences dites humaines grâce à un discours scientiste
évaluatif, prend en défaut les institutions, forcément
lacunaires, qui par crainte de rater le train du progrès, se rallient
à leur pouvoir. Est-il indifférent de repérer que
ce sont des « lieux » marqués du sceau symbolique qui
sont attaqués par ces nouveaux discours ? :
«Un lieu où renaître»,
«Un lieu pour vivre»,
«Un lieu pour dire». (17)
Tous ont été des lieux de protection et d’accueil
de la déshérence psychique, favorisant la verbalisation
de la souffrance. Il faut pouvoir continuer à semer leur histoire,
pour que les signifiants « dire », « vivre » et
« renaitre » puissent germer pour être recueillis par
les générations futures, comme les facteurs d’un renouveau
de la pratique.
« L’affaire Bettelheim »
Ce que l’on
pourrait appeler « l’affaire Bettelheim », peut nous
servir d’illustration.
Ceux qui, sous la pression de l’image scientifique idéale,
veulent à nouveau utiliser la psychanalyse comme « bonne
à tout faire de la société nouvelle » (18)
, reprenaient récemment- dans un article bizarrement vengeur et
discriminant entre « les bons et les méchants » - les
attaques subies par Bruno Bettelheim, aux Etats-Unis, il y a quelques
années :
Un certain Richard Pollak, dans un livre dont la notoriété
aurait été cofinancée par Autisme France, association
réputée pour son peu d’appétence pour la psychanalyse,
dénonce les « mensonges» du fondateur de « l’orthogenic
School ». Chacun de ceux-ci est, bien sûr, discutable et subit
surtout les conséquences d’une médiatisation sans
limite du mythe Bettelheim. Mais ce qui est frappant, dans cette affaire,
c’est qu’on utilise cette campagne calomnieuse, ad hominem,
pour transformer ce qu’il nous a transmis. Son expérience
des camps de concentration, son histoire douloureuse devraient-elles être
tues, pour ne pas culpabiliser les autres ? La position éthique
qu’il en a tirée lui a permis de créer une «
école soignante » (19) exigeant de chaque
soignant, de chaque éducateur, un engagement personnel permettant
d’accueillir la folie des enfants comme marque d’humanité.
Et si Bettelheim refusait de les enfermer dans une observation réifiante,
c’était, d’abord, pour être mieux à même
de les écouter. Il refusait la discrimination catégorielle
qui mène si souvent à la ségrégation. Contrairement
à ce qu’on a pu dire, il travaillait avec l’assentiment
des familles (20) et son but n’était pas
de les séparer de leur enfant, mais de repérer la place
de chacun afin qu’il puisse tenir, dans un lien authentique, «
une parole vraie ». En leur faisant place, comme nous le devons
à tout un chacun, fut-il autiste, « il n’attendait
pas la demande », comme le disent « ceux qui savent sans croire
», mais il créait les conditions nécessaires pour
l’entendre. L’auteur d’ « Un lieu où renaître
» faisait l’admiration de ses pairs : Winnicott écrivait
: « il faut le lire, car il lui arrive de tomber exactement juste
ou plus juste que les autres. C’est particulièrement vrai
dans les premiers chapitres de « la forteresse vide » (21)
. L’a-t-on oublié ? Et doit-on ne retenir que ses erreurs
? Toujours est-il que les calomnies, manipulant le sens, en utilisant
les faits hors contexte, comptent sur l’œuvre du temps pour
être labellisées. Encore une fois, elles viennent éliminer
l’expérience, pour induire une soumission absolue à
l’expertise.
Il ne s’agit pas d’opposer l’une à l’autre,
expérience et expertise, mais de les articuler. C’est ce
que savait faire Bruno Bettelheim. D’ailleurs, les polémiques
qui les opposent, alors que leurs champs ne peuvent se recouvrit, constituent
une supercherie et sont un obstacle à ce que Freud appelait : «
le travail de la civilisation ». Pour lui, la psychanalyse avançait
sur un fil en équilibre instable, entre le neuroscientifique et
la voyance extralucide, sachant que l’équilibre ne se tenait
qu’au balancier de la raison.
Voilà pourquoi transmettre c’est d’abord et avant tout
faire institution afin de protéger la fragilité de la parole
et d’amortir le choc de la découverte du savoir inconscient.
Une position éthique s’impose : Il faut refuser la fin annoncée
d’une histoire « qui se raconte ». Il faut refuser de
prendre le langage pour un instrument de communication entre un émetteur
et un récepteur, en oubliant l’essentiel : sa fonction symbolique
de reconnaissance de l’Autre.
« La table ronde »
Dans un contexte
de dénégation du sujet, « Continuo ostinato »
cherche à se frayer une voie qui permette la transmission d’une
expérience qui pourrait se résumer par cette phrase : «
le langage est l’habitat de l’animal parlant ». L’acte
de symbolisation ne peut se passer d’une pratique concrète
qui nous dérange : Fernand Deligny écrivait : « Dans
notre pratique, quel est l’objet ? Tel ou tel enfant, « sujet
psychotique » ? Certes pas. L’objet réel qu’il
s’agit de transformer c’est nous, nous là, nous proches
de ces « sujets » qui, à proprement parler, ne le sont
guère et c’est pourquoi, ils y sont, là. » (22)
Il s’agit de remettre en jeu le nous pour que, chez eux, advienne
le je.
Qu’on le veuille ou non, le symbolique nous tient. Et, parfois,
il ne manque pas d’humour. « Quand nous voyons loin, c’est
que nous sommes assis sur les épaules de nos pères »
(23) :
C’est dans un endroit très lourdement chargé d’histoire,
que nous démarrons notre groupe de travail, perchés sur
cette tour qui embrasse l’horizon de Poligné à Guémené-Penfao
! Est-ce la tour du Guesclin qui me fait penser au geste fondateur du
roi Arthur qui, commandant une massive table ronde à un charpentier
de Cornouailles, créa cette situation inouïe obligeant chaque
Chevalier à déposer ses armes avant de s’asseoir autour
de la table, mais lui permettant aussi de conserver son blason pour commencer
à dialoguer, de sa propre place, avec les autres ? Il avait créé
les conditions de reconnaissance de l’humanité parlante de
chacun des guerriers. Il pariait sur la fin du « temps des brutes
».
Ce sont ces mêmes principes qui nous motivent dans le soin et l’accompagnement
de ceux qu’on dit fous. Ce sont ces mêmes principes qui animent
« continuo ostinato ». Ils nécessitent un effort permanent
et dérangeant de remise en question (sans laquelle la référence
psychanalytique est lettre morte), nous obligeant à une interrogation
des phénomènes qu’implique le lien (transfert et contre-transfert)
pour repérer la valeur de la parole. Ceci nécessite la prise
en compte de cinq conditions principales qui se soutiennent de signifiants
non réductibles aux termes de la communication (24)
:
- l’exigence d’une éthique de la parole c’est-à-dire
du respect de l’être parlant-doutant, y compris dans ses ratages
et sa fragilité. (En refusant toute confusion avec la rééducation
comportementale qui se situe dans un registre qui ne nous concerne pas
directement).
- l’affirmation symbolique d’un lieu garantissant la reconnaissance
de la valeur humaine de la dimension d’altérité, et
assumant la folie comme symptôme. (Revendiquer un lieu c’est
refuser la dilution des positions et leur disparition dans un réseau
kaléidoscopique sidérant le sujet).
- la légitimation de la pratique comme « compétence
métaphorique » de quiconque se réfère à
l’expérience, c’est-à-dire à une parole
vivante animée par son lien au concret. (Sans refuser, mais aussi
sans donner priorité à l’expertise).
- l’acceptation du temps nécessaire à toute élaboration
psychique, quand les mots peuvent être en souffrance. (À
distance de l’efficacité productive de la communication sourde
à son appel).
-le respect et l’affirmation des différences qu’implique
celui des places issues de la généalogie et de l’histoire.
(Et non d’un égalitarisme des positions garanti par une «
traçabilité » sans risque de conflits ou de malentendus).
Il ne s'agit pas de
proposer un savoir supplémentaire sur la symbolisation, mais de
susciter l'envie et les moyens de le mettre en jeu, par cette simple phrase
: «Si tu peux dire, tu peux savoir. »
« Cette langue
presqu’ informe qui meurt à peine née ; elle se perd
sur-le-champ par l’usage même. Aussitôt, elle est transformée
dans le pain que l’on demande, dans le chemin qu’on vous indique,
dans la colère de celui que frappe l’injure… »
(25)
Cette phrase de Paul Valéry peut nous guider.
Transmettre n’est pas forcément enseigner, mais tous deux
requièrent une fonction psychique nécessaire à l’énoncé,
mêlant savoir et croyance : Soutenir la position d’énonciation
à laquelle, ne fusse qu’un instant, chacun est tenu de croire.
Pour qu’il y ait transmission, il faut deux interlocuteurs situés
à des places différentes. Le second devra intégrer
les signifiants énoncés par le premier (mais aussi ses lapsus,
ses ratages et ses erreurs) et c’est seulement après les
avoir refoulés qu’il pourra faire quelque chose, pour lui-même,
des signifiants dont il aura hérité.
C’est pourquoi nous ne pouvons qu’acquiescer à la phrase
de Pascal Quignard : « on transmet ce qu’on ignore avec ce
que l’on croit savoir. ».
Mais le phénomène se mesure aussi à l’aune
du désir de l’énonciateur transmis inconsciemment
à son interlocuteur, c’est à dire à l’aune
de leur engagement éthique, vecteur d’une « ambiance
» qui se fonde d’une fiction entretenue entre eux. Le désir
est vecteur d’illusion. Se situer du côté du réenchantement
du monde, exige, néanmoins, d’avoir la conscience claire
que tout pouvoir manipule la croyance. Or, ce ré enchantement,
c’est sans doute ce qui manque le plus, aujourd’hui, aux professionnels
désaliénés de nos institutions calculables, condamnés
par des procédés managériaux déshumanisants,
au « burn out », silencieux et solitaire des « non dupes
».
Savoir qu’on croit sans croire qu’on sait, voilà une
formule apte à nous animer pour répondre avec pertinence
à l’interrogation de la psychose qui oppose son savoir erratique
à la rigueur institutionnelle...
Le processus de la
transmission, s’il nécessite un lieu ouvert à l’Autre,
nécessite bien sûr, aussi, l’écoulement du temps,
ponctué par un rythme propre à favoriser la maturation de
la pensée. L’acceptation de la relativité et des limites
de la position d’ énonciation, l’ accueil sans jugement,
aussi bien des surprises que des répétitions et des ratages,
débouchent sur des avatars essentiels à repérer,
à accepter et à intégrer pour que vive un groupe
animé par la parole d’un sujet désirant qui «
retrouve la capacité de dire, c’est à dire la capacité
d’énoncer, peu à peu, le surgissement du neuf. »
(26) .
Pourquoi « Continuo Ostinato ?... Pour re-co-naitre une parole neuve,
une parole autre, issue des redites nouvelles de savoirs anciens…
Voilà ce que
je voulais articuler pour ouvrir ce groupe, et maintenant mettons-nous
au travail, dans la convivialité…
Y a-t-il des questions ?...
Le
grand Fougeray, le 20 septembre 2009,
Guy Arthur Rousseau
(1)
Transcription de l’ouverture du groupe de travail de « continuo
ostinato », au grand Fougeray (Ille-et-Vilaine), le 20 septembre
2009.
(2)
P. Meirieu
(3)
J’écris ces mots entre guillemets, en référence
à ce petit garçon mutique qui, après avoir mis plus
d’une année à se faire place parmi les autres, au
conseil des enfants, sortit de sa folie et trouva la parole à la
stupéfaction générale, en répétant
avec jubilation : « Je veux dire ma parole ! Je veux dire ma parole
! » ...
(4)
« Alter ego » éditions de l’Olivier.
(5)
Jacques Lacan : « écrits » ed. du Seuil.
(6) Goethe
: le roi des aulnes, poème. « Erlkönig » :
« Quel est ce cavalier qui file si tard dans la nuit et le vent
?
C'est le père avec son enfant ;
Il serre le jeune garçon dans son bras,
Il le serre bien, il lui tient chaud. »[…]
-Mon père, mon père
et n’entends tu pas ? […]
-C'est le vent qui murmure dans les feuilles mortes. » (Traduction
Charles Nodier).
(7)
Il faudrait la faire lire dans ces grandes entreprises dont certaines
consacrent, avec générosité, leur mécénat
à la recherche sur la communication interpersonnelle, et en particulier
chez les enfants autistes, et dont le personnel se suicide !
(8)
Pour H.Arendt, « loneliness », la désolation est la
solitude de l’homme que le système totalitaire déracine,
prive de sol. (Cf. Jean-Pierre Lebrun : « Les désarrois nouveaux
du sujet »Ed.érès)
(9)
cf. Jean-Pierre Lebrun.
(10)
Roland Gori et Marie José Del- Volgo : « exilés de
l’intime ». Denoël.
(11)
L’expérience nous a montré les conséquences
de ces procédures étouffoirs : ainsi cette enfant qui, après
avoir retrouvé la parole en un lieu apaisant, se vit traquée
par des forces administratives et médicales alliées en la
circonstance, pour la faire taire !
(12)
Victor Klemperer : « la langue du troisième rail Reich».
Albin Michel.
(13)
Pierre Legendre.
(14)
L’expression est de Bernard Stiegler
(15)
Libération : « le bonheur est dans libé», mardi
15 septembre 2009.
(16)
Ernest Jones : « la vie et l’œuvre de Sigmund Freud »PUF.
(17)
Ce que l’on tente de faire taire, c’est la singularité
de ces institutions. La médiocratie ne supporte pas la richesse
de leur histoire et de leur expérience.
(18)L’expression
de Freud est : « La bonne à tout faire de la psychiatrie
».
(19)
Françoise Dolto racontait que, lorsqu'elle était enfant,
elle disait qu'elle voulait devenir « médecin d'éducation
».
(20)
A ce propos et loin des polémiques défensives et stériles,
il faut dire combien le travail d’accompagnement, d’écoute
de la souffrance et de soutien concret des familles produit d’effets
bénéfiques sur des situations souvent bloquées. Cette
reconnaissance de la demande des parents est l’un des vecteurs principaux
de la transformation de leur enfant. Malheureusement, certaines familles
ont été parfois blessées par la maladresse de «
ceux qui savent » (et pas seulement par certains propos de B. Bettelheim)
et ont protégé, par l’agressivité contre les
institutions, leur propre blessure narcissique.
(21)
Cité par. JF.Gomez, in « Cultures » n45 mai2004.
(22)
Fernand Deligny, lettre à Louis Althusser. (Septembre 1976)
(23)Proverbe
sage.
(24)
Cf. texte de présentation de continuo ostinato. G. A. Rousseau.
(25)
« Eupalinios où l’architecte ». Paul Valéry.
(26)
Jean-Claude Guilbaud : « le principe d'humanité »,
Seuil.
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