S’il n’y
a pas d’autre pouvoir que celui de la langue, son instrumentalisation
technique pour nouer le lien social et s’attacher l’être
parlant, s’élabore aujourd’hui dans les coulisses
du spectacle.
L’apparition d’une tyrannie sans tyran (1)
et sa manipulation des images (ou des profils) nous permet d’envisager
d’en finir avec l’autorité de la parole et l’attente
croyante qu’elle suscite. Georges Orwell nous l’avait décrite
dans sa prophétie d’un novmonde tissé d’un
code, l’Angsoc, ou Novlangue. Au cours de l’exercice de
conditionnement du dernier homme en Europe (2), O’Brien,
technicien comportemental, dit à Winston :
-« Quand, finalement, vous vous rendez à nous, ce doit
être de votre propre volonté. Nous ne détruisons
pas l’hérétique parce qu’il nous résiste.
Tant qu’il nous résiste, nous ne le détruisons jamais.
Nous le convertissons. Nous captons son âme pour lui donner une
autre forme. Nous lui enlevons et brûlons tout mal et toute illusion.
»
Or, « ce qui oppressait le plus Winston était la conscience
de sa propre infériorité intellectuelle » face au
savoir incontestable de son bourreau, nous indiquant ainsi la fragilité
actuelle de la décence ordinaire (3) à
l’épreuve de ceux qui savent.
O’Brien poursuit :
-« Le commandement des anciens despotismes était: «Tu
ne dois pas. » Le commandement des totalitaires était :
«Tu dois. » Notre commandement est : « Tu es. »
Aucun de ceux que nous amenons ici ne se dresse plus jamais contre nous.
Tous sont entièrement lavés. » C’est, effectivement,
à un véritable essorage des signifiants que procèdent
ces méthodes au service d’un pouvoir manipulateur, déniant
sous le nom de gouvernance, sa propre position. Prétendant en
avoir fini avec le despotisme du : « Tu ne dois pas », nous
supposons être venu à bout du totalitarisme du : «Tu
dois », quand les temps de l’informatisme détournent
au miroir de la techno-science les pouvoirs de la langue. Ils amènent
les masses - fascinées par les images et soumises à ceux
qui savent sur l’autre - à revendiquer de leur propre volonté,
comme le dit O’Brien, l’attribution d’un profil les
réifiant. (4)
Une propagande largement médiatisée, a pour but de tisser
le discours courant d’injonctions techno scientistes. Elle se
développe aujourd’hui, en toute impudeur, et ne recule
devant aucun montage trompeur. Le tour de passe-passe consiste à
invoquer, à grand renfort d’enquêtes et de preuves
statistiques, les conclusions de la polémique inné/acquis
à propos de l’autisme, par exemple, quand le caractère
incontestable du terrain génétique ne relève pas
du même registre que celui de la reconnaissance symbolique du
sujet parlant !
Un film complaisamment diffusé sur les réseaux internet,
nous donne une parfaite illustration de ce malentendu artificiellement
entretenu, et transformé en coup gagnant (5)
:
« Le mur, la psychanalyse à l’épreuve (sic)
de l’autisme », est un modèle de management de l’Autre,
communication audiovisuelle manipulant les images à l’intention
de ceux qui, rassurés par leur permanence et leur fixité,
ne demandent qu’à en être informés (6).
Son introduction est particulièrement éclairante :
Sur le fond d’écran noir d’une énonciation
sans visage, c’est-à-dire sans place repérable,
la voix péremptoire de la réalisatrice annonce une thèse
scientifique indiscutable : « Tous les autistes présentent
une anomalie dans une zone du cerveau ». En conséquence,
dit-elle, la psychanalyse, cure par la parole, « dans l’ignorance
de cette découverte », doit être dénoncée
comme inopérante.
A la rigueur froide de ce premier plan, succèdent les visages
de psychanalystes supposés répondre, du lieu de leur pratique
clinique, à des questions dont on ne sait si elles leur ont été
directement adressées. A découvert (c’est-à-dire
sans se dissimuler derrière l’écran noir), ils s’expriment,
en laissant apparaître, sans fard, les manifestations inconscientes
de tout être parlant. A la certitude absolue du discours scientiste,
ils s’exposent ainsi au « report infini de la vérité
à travers le langage» (7). Ils tiennent,
de fait, un discours honnête mais faillible - même s’il
est parfois discutable (8) – convaincus qu’ils
sont, que le mi-dire de la vérité (9)
peut-être entendu dans le contexte éthique de la décence
ordinaire.
Son art de la communication ne masque pas les intentions prédatrices
de la réalisatrice administrant la preuve visuelle par un découpage
habile de séquences choisies, exhibées hors contexte,
épurant les échanges et forçant les images à
la causalité linéaire d’un exposé paraissant
ainsi rigoureux.
Il est cuisant pour les praticiens de voir que ceux qui se sont colletés
avec patience et depuis si longtemps aux questions des enfants autistes,
ceux qui ont accueilli leur sensibilité avec bienveillance, ceux
qui en ont perçu l’appel d’humanité soient
ainsi maltraités, livrés à une parodie d’entretiens
scientifiques les réduisant à l’absurde. Ils ont,
semble-t-il, en négligeant les conditions d’énonciation
qui leur ont été faites, dévalué leur propre
langue pour privilégier la dimension spectaculaire de la langue
du management.
C’est non seulement oublier l’irréductibilité
à la communication de masse, de la psychanalyse, pratique de
l’intime, mais c’est aussi ignorer que : « La hargne,
souvent la haine dont la psychanalyse semble désormais la proie,
renvoie à une aversion plus profonde : la haine du langage telle
qu’elle s’exprime dans l’homme d’aujourd’hui
» (10).
Haine du langage et par conséquent de l’être parlant.
Le ridicule d’une image, par exemple, présentant le silence
de l’un d’eux au regard d’une interlocutrice sans
visage, met en évidence la cruauté de la réalisatrice
qui, lors de l’entretien, a été témoin du
sens de ce silence dans l’élaboration de la pensée
de celui qui parle, et qui a l’indécence de la réduire,
pour le spectacle, à un geste burlesque !
La dérision est l’arme contemporaine de la casse de la
fonction humanisante du symbolique, l’arme d’une communication
efficace.
Le film, « Le mur, la psychanalyse à l’épreuve
de l’autisme », s’accompagne ainsi de coups bas qui
en disent long sur le respect d’une langue ou d’une pensée
différente, illustrant ce que Pasolini nommait, à propos
de la société marchande spectaculaire, le techno fascisme.
Une autre séquence du film nous apporte pourtant quelques indications
sur ce qu’on appelle, à grands renforts de publicité,
la nouvelle approche de la question de l’autisme :
Dans l’un des deux « bonus » (sic) qui accompagnent
les vidéos, le docteur Monica Zilbovicius, chercheur à
l’INSERM fait un exposé clair et pédagogique sur
les localisations cérébrales. Apparaissant sur l’écran
noir d’une Vérité énoncée en ouverture
du film, elle règne sur les outils orwelliens de fascination
des masses : adossée à un arrière-plan de cassettes
vidéo, elle a pour prochain un écran d’ordinateur,
soutien spéculaire, affichant un cerveau accompagné d’une
légende :
-«Le cerveau est né pour changer. ».
-« L’enfant aussi», est-on tenté d’ajouter
!
Empreint des principes du Novlangue, son propos adapte la langue des
spécialistes aux besoins de la vulgarisation en réduisant
le vocabulaire (11) à une expression simple.
Expertise sociale et interaction, par exemple, sont des mots qui remplacent,
hors affects, le vocabulaire complexe et nuancé qui tente de
rendre compte des ambiguïtés d’un sujet engagé
dans un essentiel processus de narrativité, en proie à
l’inquiétude de l’alternative intimité-altérité.
Au détour d’une phrase, elle dit : « Quand on entend
des voix, même des sons, le cerveau les traite d’une autre
façon. La voix c’est pas la parole, ça peut être
des sons comme « hum hum » où « papa »,
n’importe quel bruit qu’il puisse faire… »
En écoutant l’enfant, il relève effectivement de
la responsabilité de l’adulte de faire de papa un bruit
quelconque. C’est un choix scientifique indiscutable.
Mais ce choix ne risque-t-il pas, dans les circonstances ordinaires
de la vie, de détourner le petit d’homme de l’entrée
dans l’univers de l’être parlant, fiction nécessaire
à l’avènement de sa subjectivité ?
C’est un risque pris pour l’autre que ce refus de saisir
l’occasion de donner valeur humaine à la matière
verbale. Aux onomatopées du bébé, n’est-ce
pas de notre émerveillement que nait l’invention d’un
sens : « Il a dit papa !» ?
Moment de re-co-naissance, constitutif de l’humanité de
l’homme.
La pratique psychanalytique se situe sur ce versant de la décence
ordinaire dont les vertus sont la reconnaissance, le partage et l’échange
(12), vertus en parfaite concordance avec celles de
la fonction symbolique. Elle implique l’interrogation permanente,
aussi bien de celui qui parle que de celui qui écoute. Elle s’oppose
à toute réification. Sinon elle rejoindrait le camp de
ceux que hantent, souvent dans la crainte de l’autre étranger,
un « féroce désir de ne pas co-naître »
(13).
Une question finale se pose donc : Quand découvrirons-nous la
localisation cérébrale de l’autisme chez l’animal
? Ne doutons pas qu’il ne s’agit pas moins que d’une
ambition raisonnée qui porte en elle le fruit de son croisement
avec la langue du management : l’homme neuro économique
(14).
Cette conception « bouchère » (15)
de l’humanité n’est pourtant pas sans conséquences
: relayée par les médias dans le but légitime «
d’informer le public », elle encourage à la fabrication
d’une langue politiquement correcte, dont le code de substitution
permet de rendre désormais inutile toute police de la pensée
! Dans cette période d’une inquiétante familiarité,
période de crise des valeurs humaines qu’elles soient économiques
ou morales, la maîtrise technique de la condition d’un être
parlant réduit à l’échange stimulus-réponse,
apparaît comme le voeu du plus grand nombre.
Au temps de l’informatisme, l’impérialisme d’une
carte génétique déterminante, nous dispensant des
incertitudes de la parole, ne marquerait-il pas le retour du refoulé,
répétition d’un passé funeste prise pour
une mutation inscrite dans le progrès de l’humanité
?
Déjà, certains textes officiels subissent la contamination
d’un Novlangue managérial restreignant les limites de la
pensée critique, au profit d’un savoir comportemental sur
l’autre. A leurs recommandations d’expériences politiquement
correctes, de mises en grille et de réifications, s’ajoute
une dissuasion discrète quant aux pratiques qui s’autorisent
de la demande du sujet et qui font place à l’inconscient,
c’est-à-dire à la part constitutive du parlêtre,
rebelle parce que désirante
Les pratiques psychanalytiques qui conservent leurs principes ne sont
pas interdites, bien sûr, ce qui nécessiterait d’assumer
la responsabilité d’une inter-diction. Le tour de passe-passe
de la gouvernance consiste à ne pas recommander celles qui refusent
de se soumettre à l’ordre linguistique officiel (16),
ce qui revient au quotidien à laisser au zèle de serviteurs
volontaires, la gestion programmée de l’extinction des
lieux d’asile d’une parole vraie. Le réseau (terme
fétiche du Novlangue) non-lieu de la parole prétendument
prise par tous (17), rend caduque l’institution
(terme désuet), espace de reconnaissance et de socialisation
favorisant la métabolisation du symptôme en parole.
C’est à l’expérience concrète de ceux
qui ont travaillé la question institutionnelle en référence
à la psychanalyse que nous devons de pouvoir entendre la valeur
humaine de la folie comme appel. Comme le disait François Tosquelles
:
« L’homme souffrant ira toujours à la recherche d’un
lieu où il puisse parler, voire dissimuler sa souffrance psychique,
et ces lieux seront toujours – hors de soi et à l’intérieur
de soi – des lieux institutionnalisés, c’est-à-dire
des lieux, plus ou moins rituels, de rencontre et de parole entretenue
avec les autres » (18).
Il nous reste à réinterroger les tours de la servitude
volontaire, en nous tournant vers les poètes qui, nous arrachant
au conditionnement animalier, laissent, par amour, résonner les
mots sur le métier à tisser de la langue, sachant que
: « C’est la langue qui poétise et qui parle à
ta place » (19)…
Guy-Arthur Rousseau, Nantes, le 6 décembre 2011.
1
Hannah Arendt : « Du mensonge à la violence ». Calmann-Lévy
Paris 1972.
2
Titre que Georges Orwell souhaitait donner à 1984.C’est
son éditeur qui en décida autrement.
3
Common decency, dont Georges Orwell déplorait la perte, cause
pour lui de la crise de la culture. Cf. Brice Bégout : «la
décence ordinaire ».
4
C’est-à-dire d’une figure réduite à
sa plus simple expression, substituée à la complexité
d’un visage.
5
Le mur, la psychanalyse à l’épreuve de l’autisme.
Film de Sophie Robert : Depuis plus de trente ans, la communauté
scientifique internationale reconnaît l’autisme comme un
trouble neurologique entraînant un handicap dans l’interaction
sociale. Tous les autistes présentent des anomalies dans une
zone du cerveau, le sillon temporal supérieur, identifiée
en l’an 2000 par le Dr Monica Zilbovicius, psychiatre à
l’INSERM. Hélas, en France la psychiatrie qui reste très
largement dominée par la psychanalyse, ignore résolument
ces découvertes. Pour les psychanalystes, l’autisme est
une psychose, autrement dit un trouble psychique majeur résultant
d’une mauvaise relation maternelle. Sophie Robert a réalisé
une longue enquête auprès d’une trentaine de pédopsychiatres-psychanalystes
afin de démontrer par l’absurde (de l’aveu même
des principaux intéressés !) l’inefficacité
de la psychanalyse comme traitement de l’autisme.
6
Ici le mot est à entendre dans son sens étymologique,
soit recevoir une forme.
7
Roland Barthes : La quinzaine littéraire, numéro 205.
8
Certains propos peuvent être considérés au sens
propre comme « déplacés ». Ils accréditent
les critiques les plus violentes, tout autant que les erreurs de Bruno
Bettelheim - largement médiatisées, à propos de
la responsabilité des familles - permettent encore aujourd’hui
une diabolisation de certaines interprétations, et jettent un
discrédit sur l’ensemble des pratiques psychanalytiques.
Il est évident que l’acharnement sur une erreur a pour
but d’empêcher la transmission de l’oeuvre de Bettelheim.
A noter la juste position de Pierre DELION qui dit que : « Ces
théories sont totalement dépassées », et
que : « la psychanalyse sert à comprendre ce qui se passe
entre l’enfant et ses accompagnants. Elle n’est pas dans
l’explication des causes de l’autisme. », ajoutant
qu’il a été victime d’un abus de confiance
de la part des réalisateurs de films. (Libération, le
jeudi 8 décembre 2011).
9
Jacques Lacan.
10
Jean clair : « Journal atrabilaire ».Gallimard.
Jean clair poursuit ainsi : « […] Domination absolue du
sensoriel sur le spirituel. […] Le Sinnlichkeit que redoutait
Freud a fini par l’emporter sur le Geistigkeit dont il se réclamait.
[…] Nous semblons désormais en perpétuelle représentation,
sommés de bavarder sans penser.
[…]La psychanalyse avait gardé, ainsi, seule peut-être
dans un univers totalement technicisé, le respect de la langue.
Dans la Bérézina du système éducatif, elle
s’obstinait, demeurée fidèle à la loi du
logos et dans le calme du cabinet, à sauver coûte que coûte
les mots de la tribu.
Freud, dit-on, écrivait comme Goethe. La comparaison est sans
doute excessive, mais son sens est sous-estimé : pratiquer l’analyse,
c’est bien avoir de la langue une connaissance si intime, si précise,
exacte et poétique à la fois, qu’elle s’apparente
à celle d’un écrivain.
Cette prétention-là est devenue intolérable. Les
hommes s’expriment désormais par purs réflexes cognitifs,
ne répondent qu’à des stimuli sensoriels, comme
le chien de Pavlov salive et aboie. Tout trouble ou tout ralentissement
dans la communication ne relève que du physico-chimique.
Ceux qui hurlent à la mort aujourd’hui contre la psychanalyse
le font en écho à ceux qui, dans les années 30,
en URSS et en Allemagne, voulaient interdire son exercice. Voici revenu
le temps des brutes. »
11
Dans l’appendice à « 1984, les principes du Novlangue
», Georges Orwell écrit : « Impossible d’employer
le vocabulaire A à des fins littéraires ou à des
discussions politiques ou philosophiques. Il était destiné
seulement à exprimer des pensées simples, objectives,
se rapportant en général à des objets concrets
ou à des actes matériels. »
12
Cf. Jean-Claude Michéa : le complexe d’Orphée, la
gauche, les gens ordinaires et la religion du progrès. Climats.
13
Cette fameuse formule était précédemment employée
pour désigner le mécanisme autistique chez l’enfant.
Il semble bien que l’on pourrait l’utiliser désormais
pour l’ensemble du champ d’accueil du petit d’homme.
14
Pierre Legendre écrit dans « la société comme
texte » (fayard) : « Depuis lors, « robot »,
vieux vocable d’origine russe évoquant le travail de l’esclave,
a fait fortune pour désigner la machine construite à «
l’imitation de l’homme » ; non plus l’antique
et traditionnel marionnette mais « l’homme second »
produit de l’industrialité, conçu pour devenir un
être autonome pré programmé. »
15
Pierre Legendre.
16
Cf. a ce sujet le mouvement de « sauve-qui-peut », qui consiste
chez certains psychanalystes à céder sur leur propre vocabulaire.
17
Dans « la dignité de penser », Roland Gori évoque
Walter Benjamin, à propos de la modification de la nature du
savoir et de la parole dans nos sociétés spectaculaires
: « Chaque spectateur peut se transformer en expert, mais encore
parce que l’attitude de cet expert au cinéma exige de lui
aucun effort d’attention. Le public des salles obscures est bien
un examinateur mais un examinateur distrait ».
18
François Tosquelles, « Soins psychiatriques » numéro
9-1981.
19
Schiller. Cité par Roland Gori dans : « La dignité
de penser », LLL, les liens qui libèrent.