REFLEXIONS
AUTOUR D’UN TRAVAIL A PARTIR DU LIVRE DE
FRANCOIS
TOSQUELLES : FONCTION POETIQUE ET PSYCHOTHERAPIE
ET
UN
TRAVAIL DE LECTURE A PLUSIEURS PSYCHANALYSTES
DE
LA DIVINE COMEDIE DE DANTE
Xavier
MOYA-PLANA
« si flectere nequeo Superos Acheronta movebo “
Enéide de Virgile.
“si je ne peux fléchir ceux d’en haut je traverserai
l’Acheron »
Epigraphe
du livre princeps de Freud : L’interprétation du rêve
Un fil rouge traverse le texte de Tosquelles « Fonction poétique
et Psychothérapie » et ce travail de lecture d’une
grande œuvre : « la Divine Comédie » à
la recherche de ce qu’elle pourrait nous dire, voir nous interpréter
du désir d’analyste, se nouant autour de cette phrase
fondatrice de Freud où la question du mouvement (movebo)
est centrale : mouvoir, s’émouvoir, le « mouvement
psychanalytique », le transfert comme mise en mouvement…..l’analyste
et ses passions, l’analyste et le babil du symbolique, l’analyste
nouant deuil et désir….ET les chemins de la fonction
poétique du langage qui tissent la singularité radicale
de chacun dans notre travail de « parlêtre » qui
consiste à intégrer en nous-mêmes les contradictions
et les paradoxes.
La poésie
qui s’écrit « au rythme de l’homme
qui marche » selon René Char.
Tosquelles
nous dit dans son texte : « Une politique de la folie
» …. « L’Homme est un type qui va d’un
espace à l’autre. Il ne peut pas rester tout le temps
dans le même espace, c'est-à-dire que l’homme est
toujours un pèlerin, un type qui va ailleurs. L’important
est ce trajet…..Sans ce droit au vagabondage -comme Gentis l’a
proclamé un jour- on ne saurait parler des Droits de l’Homme….Il
faut d’abord se séparer de quelque part pour aller ailleurs.
Se différentier pour rencontrer les autres, les éléments
ou les choses…. » Dante, exilé à vie,
marchera accompagné du plus grand poète de l’époque
,Virgile, et ses pieds l’amèneront à faire une
longue remontée des enfers tout au long de laquelle rencontrera
les autres, les éléments ou les choses comme nous indique
Tosquelles . La Divine Comédie est le récit poétique
de ces rencontres qui continue à nous parler sept siècles
plus tard.
La poésie
comme logos « pharmakon » me parle du désir d’analyste
car contrairement au discours qui veut signifier quelque chose qui
ait un seul sens et le même pour soi et pour autrui, sans équivoque
possible, la poésie nous parle de bien d’autre chose
que du sens, elle nous parle de l’importance des sons et d’une
vérité qui se donne dans et par l’après-coup,
une vérité qui s’attrape au vol, toute entière
dépendante de l’instant.
LE
PURGATOIRE : EN VAUT-IL LA PEINE ?
LA
DIVINE COMEDIE : RECIT D’UN EXIL IN-ESPERE
DIVAN
ET DIVINE COMEDIE
2,
3 et 4 novembre 2012
Florence - Italie
En guise de préambule il me paraît indispensable de dire
l’importance du « movebo » de la mise en mouvement
produit par cette lecture de la Commedia, qui d’emblée
amène la question de l’ennui ( bien présente dans
le dire de certains de mes camarades de lecture) , mais ennui de quoi
? ennui, nostalgie d’Ulysse qui était nostalgique des
pays qu’il ne connaissait pas, ennui qui le poussait dans son
Odyssée, échappant aux pièges de multiples enchanteresses
: sirènes et sorcières qui voulaient interrompre ce
« movebo » , et, tel notre ami Quixotte qui ne cédait
pas et qui criait : « gare aux enchanteurs et aux faux nez »
au cours de sa rencontre avec le chevalier aux miroirs qui voulait
le faire revenir à la maison, cependant à chacun son
Ithaque…..
La question
de l’ennui m’a poussé vers la question de l’exil
, d’un exil tout à fait in-espéré …,exil
comme moyen de chercher la connaissance, mon propre exil à
Paris et celui de milliers d’espagnols après la guerre
civile.
Et peu
à peu cette impression qui s’installe en moi que le désir
d’analyste prend une forme liée « indissolublement
» à cette question d’exil et de naufragé
sur la plage de l’Antepurgatorio « cherchant liberté
» tel que Virgile verbalise la demande de Dante face aux questions
du censeur Caton.
----
Cette lecture de la Divine Comédie a relancé pour moi
ce travail si particulier commencé avec le Quichotte pour me
confronter en tant que psychanalyste à la lecture d’une
grande œuvre.
Qu’est-ce
qu’elle attend de moi, cette œuvre après avoir résisté
sept siècles ? Comment déceler le message carapaté
dans la patine du temps ? Plus fort encore, comment est-il possible
que le langage soit d’autant plus efficace quand il nous dit
quelque chose en parlant de toute autre chose ?
Dans cette
lecture je ne cherche pas car on ne sait pas ce qu’on cherche
mais que parfois on trouve ou « on est trouvé »,
« attrapé » comme l’enfant qui se fait attraper,
ou encore interpréter ???
Autour
de ce désir « dantesque » d’analyste. Je
dis bien « dantesque » et non seulement « infernal
», car la Commedia nous invite à une traversée
inexplorée à l’époque, celle d’un
monde où l’enfer et le paradis tout aussi inhumains ne
sont plus accolés car il y a cette plage où le naufragé
qui ne cède pas sur son désir, échouera, accueilli
par un drôle de barbu appelé Caton « vieillard
solitaire digne à son air de tant de révérence
qu’aucun fils, n’en doit plus à son père
» écrit Dante, il lui posera encore et encore la question
du : Que vuoi ? « qui êtes-vous ? qui vous a conduit ?
les lois d’en bas sont-elles si-rompues que damnés, vous
veniez à mes grottes ?... »
A cette
question, Virgile, accompagnateur expert en retours difficiles répondra
à la place de son protégé : « je ne suis
pas venu de moi-même, c’est à la prière
d’une dame venue du ciel que j’ai secouru cet homme, qui
n’a jamais vu son dernier soir mais il en fut si près,
par sa folie, qu’il lui restait bien peu de temps à vivre…………..qu’il
te plaise d’approuver sa venue : il cherche liberté….
»
C’est
bien en tant que naufragé échoué sur cette plage
de « l’Ante-Purgatorio », « cherchant liberté
» sans Virgile pour la plaider mais avec quelques camarades
d’infortune qui sont venus à Florence pour vous faire
chacun à leur tour le récit ….que je vais essayer
d’en dire quelque chose…
Peu de
temps après d’avoir commencé cette lecture de
la Commedia à plusieurs, j’étais en train de me
promener dans Barcelone à la recherche de livres racontant
des histoires, et non l’histoire avec un grand H, d’une
époque passée avant mon exil parisien. Ces livres m’aident
avec leurs fictions depuis quelques années à retrouver
le pays perdu introuvable à chacun de mes retours.
Je marchais tel un pèlerin dans les rues de Barcelone, d’une
librairie à une autre, quand sur un étalage de librairie,
je vois une trilogie d’un auteur espagnol, inspirée de
la Commedia mais avec une particularité, le récit commence
au Paradis et se termine en Enfer après avoir traversé
le Purgatoire.
L’histoire
se situe en pleine guerre civile espagnole et l’auteur à
travers un vieux chanoine de la cathédrale de Burgos, érudit
de Dante, propose, comme possibilité de réponse à
un groupe de notables intellectuels qui se sentent complètement
perdus au milieu de tant de massacres, d’aller rencontrer les
seules personnes des deux cotés : républicains et fascistes
qui pourraient éclairer leur lanterne dans tant d’obscurité…petit
problème : elles ont été assassinées…à
cause de leurs idées……..
Et certainement
Caton, sensible à ce type de situations où les personnes
sont tuées pour les idées qu’ils défendent,
« cherchant liberté » tel Dante selon Virgile,
il les aurait accueillis dans son ante-purgatorio.
Le vieux
chanoine, érudit de la Commedia, connaît la porte du
Purgatoire et il guidera leurs pas du paradis perdu vers le purgatoire
et tout cela se terminera dans l’enfer, froid et obscur de 40
ans de franquisme.
Ce chanoine
soutient au début du livre que l’enfer de Dante est la
plus grande littérature écrite en langue vulgaire, que
le Paradis et l’Enfer sont de la théologie qui ferait
penser à une révélation plutôt que le fruit
d’une pensée humaine et que par contre le Purgatoire
comme articulation des deux autres serait une chronique, un récit
de la visite de Dante qui nous raconte ce qu’il a vu de ses
propres yeux…..
Me voilà
propulsé au milieu des guelfes et de gibelins, noirs ou blancs,
des républicains et de fascistes, rouges ou bleus…. Et
dans un contexte actuel en Espagne où une question on ne peut
pas plus dantesque se pose : faut-il inhumer les morts des fosses
communes de la guerre civile pour qu’ils puissent entre enterrés
sous leur vrais noms ? Divise l’Espagne.
Et à
cette division, l’histoire avec un grand « H » n’apporte
aucun éclairage ni argument qui tienne pour pouvoir soulager
cette Espagne divisée, car elle alimente à la fois les
tenants des deux thèses : il faut le faire ou non surtout pas…il
ne faut pas le faire.
En même
temps des tas de romans de fiction, des histoires avec un petit «
h » foisonnent de partout et il apparaît que ce n’est
pas la vérité historique qui doit être établie
pour soulager la tension liée à cette question mais
plutôt à travers la vérité des vécus
des personnages des romans qui parlent des hommes et des femmes qui
aiment, luttent et meurent au cours de cette guerre civile.
Ces romans
produisent un dire, une parole autour de ces événements
douloureux et silencieux jusqu’alors qui ont poussé autant
de monde ver l’exil. Il s’agit bien de retrouver la possibilité
de dire, de parler plutôt que d’établir la vérité
VRAIE, qui ne « dit rien » de cette division radicale
de l’Espagne et de chacun des espagnols en tant que sujets divisés
dans leur qualité de « parlêtre ».
Il m’est
apparu d’une façon in-espérée , la Commedia
comme un récit d’exil, de mon exil . Comme si Dante me
disait qu’il n’existe d’exil que de l’amour
: amour d’une ville, amour d’une femme, amour d’une
politique, tous les trois marqués par le deuil d’un amour
unique…
« comme elle est assise seule la cité….ell’ha
perduta la sua Beatrice… »La Vita Nova.
Ce deuil
de Béatrice est devenu rapidement l’absence de patrie,
de compagnonnage, l’évidence que l’Empereur manquerait
longtemps et que la séparation des pouvoirs serait mise à
mal…..
L’arrachement
à la patrie et tel Ulysse nostalgique « surtout des lieux
où il n’avait jamais été » contraint
à cette remontée des enfers , à ce pèlerinage
à la recherche de connaissance et de liberté , mots
clés pour obtenir de Caton « le censeur », le passage
.
Le Purgatoire
de Dante est le lieu intermédiaire et esthétique par
excellence où le désir se révèle comme
la trace du savoir et la tension du manque. Même l’ange
y est pris dans cette tension du manque : il a deux clés il
les tient de Pierre qui, de plus, lui a donné des consignes
d’ouvrir la porte deux fois plutôt qu’une…mais
« chaque fois que l’une des clés se trompe et ne
tourne pas bien dans la gâche, l’entrée ne s’ouvre
pas …L’une est plus précieuse, mais l’autre
veut plus d’art et d’industrie, avant d’ouvrir,
car c’est elle qui défait le nœud… »
Cet ange-là,
gardien de la porte du purgatoire, ne paraît pas échapper
aux affres du désir et du manque ….Au purgatoire de Dante
, l’ange aurait à faire avec les affres du désir
? Cet ange serait-il sexué ?
Le Purgatoire
en vaut- il la peine ?
Le Purgatoire
m’apparaît comme un lieu d’élaboration de
la perte et de travail sur la nostalgie de cette perte (« nostos
» d’Ulysse, la nostalgie surtout des lieux où il
n’avait jamais été). Il n’est pas seulement
le lieu d’expiation des péchés, un enfer à
durée déterminée, une simonie de plus de l’Eglise
pour faire de l’argent (n’oublions pas que Dante envoie
le pape en enfer dans le cercle des simoniens).
C’est
aussi le lieu de l’ouverture de l’espace, du temps, du
mouvement, du rêve, de la séparation, de la parole, du
devenir… Par exemple dans le chant XVIII du Purgatoire, Virgile
explique la nature de l’Amour et ses rapports avec le libre
arbitre :
«
Ainsi l’homme ne sait d’où lui viennent la connaissance
et les premières notions, ni l’amour des premiers objets
désirables ……..(vers 55-56-57 chant XVIII) …..D’où
en admettant que soit nécessaire tout amour qui s’allume
en vous, vous avez le pouvoir de le retenir. C’est la noble
vertu que Béatrice entend par libre arbitre ; et prend bien
soin de l’avoir en mémoire, si elle t’en parle
….( vers 70 à75) »
Le Purgatoire
m’apparaît comme un lieu d’exil, de deuil et de
transition au sens winnicotien , intermédiaire , de perte de
l’unité totale et fusionnelle avec le monde maternel
, avec une certaine nostalgie du corps de la mère ( la nostalgie
des âmes à la vue d’un corps vivant et charnel
et aussi dans le rêve de la sirène et du ventre féminin….)
Deux clés
et une porte d’ouverture incertaine, un feu à traverser
:
Chant
XXVII, passage du mur de feu, Dante hésite, il a peur …
:
«
Mon fils, on peut ici trouver le tourment mais non la mort…
» Virgile
Il y a
dans ce lieu du Purgatoire, un lieu d’exil : Stace le nomme
ainsi, en parlant de sa nostalgie du temps où vécut
Virgile et de l’Eneide .. «J’accepterais tout un
soleil de plus que je dois, à ma sortie d’exil »
Ce désir
d’analyste, désir infernal ? Questionne Serge Sabinus,
à la lecture de la Commedia il m’apparaitrait plutôt
comme un désir de Purgatoire, d’exil ???? de nostalgie
des lieux inconnus, de l’errance entre Troie et Rome pour Enée
, entre Troie et Ithaque pour Ulysse, entre Paris et Florence pour
nous analystes, entre L’enfer et le paradis, entre la perte
de Béatrice et sa retrouvaille au paradis pour Dante….
Ne cédant à l’appel de la Sirène , ( Don
Quichotte ne cède pas, non plus aux charmes…) aidés
par l’interprétation de Virgile :
Chant
XIX : vers 19 à 36 : « Je suis la douce sirène
qui charme les marins…..Je détourne Ulysse de son chemin
errant….et qui s’approche de moi me quitte rarement, tant
je l’enchante…. »
O Virgile,
Virgile qui est cette femme ??? Dante.
Dante
tourne les yeux vers Virgile qui lui dit : « Au moins trois
fois je t’ai appelé, debout et viens, trouvons l’ouverture
par où tu entreras… »
Le rêve
de la sirène pourrait être entendu à la lumière
de ce désir d’exil, qui pourrait être arrêté
par le chant de la sirène qui détournerait Ulysse de
son chemin errant « qui s’approche de moi me quitte rarement,
tant je l’enchante » son chant et la médusante
vision de son ventre à travers sa robe fendue….
Je voudrais
en terminant ce travail, dire quelques mots sur la force de la poésie,
celle de Dante, de Garcia Lorca et bien d’autres pour dire notre
division en tant que « parlêtre » , exilé
marqué du deuil de l’amour unique…
La poésie
comme moyen de dire quelque chose du silence et du indicible des guerres
civiles et des exils qu’elles provoquent à l’intérieur
et à l’extérieur par l’indicibilité
et le silence comme moyen de survie.
La poésie
qui s’écrit « au rythme de l’homme qui marche
» selon René Char.
La poésie
comme logos pharmakon ( comme Barbara Cassin en parle dans Jacques
le Sophiste) me parle du désir d’analyste car contrairement
au discours qui veut signifier quelque chose qui ait un seul sens
et le même pour soi et pour autrui, sans équivoque possible,
la poésie nous parle de bien d’autre chose que du sens,
elle nous parle de l’importance des sons et d’une vérité
qui se donne dans et par l’après-coup, une vérité
qui s’attrape au vol, toute entière dépendante
de l’instant ; KAIROS moment opportun ???
Comment
est-il possible que le langage soit d’autant plus efficace quand
il nous dit quelque chose en parlant de toute autre chose ?
Désir
d’analyste – désir d’exil – désir
de purgatoire – désir de poésie -… ???
Ce qu’aime
le poète, c’est la quête de la langue, nous dit
Serge Sabinus, traquée au mieux dans la langue vivante, parlée,
« vulgaire » plutôt que celle des sages et des clercs,
le latin !
Garcia
Lorca : « l’hérétique littéraire
» ainsi était-il nommé par les académiciens
de la langue espagnole parce en tant que poète il s’autorisait
à dire que le son était aussi important que le sens
: Quand on lui demandait : qu’est-ce que la poésie ?,
il répondait que la poésie est l’union de deux
mots qu’on aurait jamais pu supposer qu’ils puissent aller
ensemble et que ce faisant ils renfermaient un mystère, car,
plus on les prononçaient plus ils nous suggéraient de
sens possibles….
Pour conclure,
quelques lignes de Walter Benjamin qui dans cette quête de langue,
nous dit dans son texte sur « le conteur » :
« L’important dans le roman, ce n’est donc pas qu’il
nous instruit en nous présentant un destin étranger,
mais que ce destin étranger, par la flamme qui le consume,
nous procure une chaleur que nous ne trouverions jamais dans notre
propre vie. Ce qui attire le lecteur vers le roman, c’est l’espérance
de réchauffer sa vie transie à la flamme d’une
mort dont il lit le récit….. »
Références bibliographiques
Garcia
Lorca : Œuvres complètes- Vol. III sur la Prosa. Pag.
454 – Edition de Miguel Garcia Posada.
Walter Benjamin : Le conteur . Œuvres III, PP. 114-151 –
Editions Gallimard
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